Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/558

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

viens d’écrire au Consul pour lui demander un passeport pour l’Allemagne, et huit jours à Paris pour avoir le temps d’avoir de l’argent et de faire voir Albertine à un médecin ; je lui offre encore de passer l’hiver à Saint-Ouen que M. Teinat me cède, et Joseph, à ce que je crois, portera cela ce matin. J’en attends le résultat sans espoir, et j’ai bien de la peine à ne pas perdre la tête de désespoir. Pauvre ange ! d’une manière ou d’une autre, je te reverrai bientôt. Pouvais-tu t’attendre que ta fille et ses deux enfans seraient pris par des gendarmes ? J’irai passer l’hiver en Allemagne, mais je te rejoindrai au mois de juin au plus tard. J’ai écrit au Consul que tu viendrais peut-être toi-même ici demander quel crime a commis ta famille pour être aussi barbarement traitée ; je lui ai écrit qu’il me donnait une ligne dans son histoire. Ce n’est pas de lui tout cela, mais on l’anime et il se laisse faire ; il n’aurait eu personne autour de lui de plus reconnaissant que moi s’il m’avait accordé ce que la plus simple justice exigeait. Cher ami, envoie-moi ta bénédiction ; jamais je n’en eus plus de besoin. Je suis cachée dans une maison. Auguste est resté chez moi avec des domestiques ; ils pleurent ces pauvres enfans et ne conçoivent pas quel crime a commis leur mère. Je finirai cette lettre dans quelques heures et je l’enverrai à Paris.

Comme on le voit, Mme de Staël ne pouvait concevoir que le Premier Consul nourrît une pareille animadversion contre elle. M. Necker n’y pouvait croire non plus.

Je te plains, ma bonne amie, de ta situation, écrivait-il à sa fille, et je trouve le Consul heureux en tout si, parmi les trente millions d’hommes qui sont sous sa domination, nous sommes les deux qui méritions le moins d’égards… Je ne reviens pas de voir Buonaparte, qui a tant à demander à la reconnaissance publique, négliger si fort un ancien serviteur de la France. Je n’ai rien vu ni dans ses discours, ni dans sa physionomie qui annonçât de la dureté. Je te l’ai dit plusieurs fois, il y a quelque impulsion dans tout cela.

L’admiration que lui inspirait le Premier Consul ne recevait cependant aucune atteinte des procédés dont avait à se plaindre sa fille. « Qu’il est habile, qu’il est grand homme, ce Consul, écrivait-il encore à celle-ci, et je vois avec plaisir que, nonobstant les coups d’épingle qu’il te donne, tu lui rends hautement justice. » Aussi dut-il approuver le parti que prit Mme de Staël d’écrire une seconde fois à Bonaparte. Cette lettre a été plusieurs fois citée. Je crois devoir la reproduire encore. Le brouillon en est à Coppet[1].

Citoyen Consul,

Je vivais en paix à Maffliers, sur l’assurance que vous avez bien voulu

  1. Cette lettre a été publiée pour la première fois dans Coppet el Weimar, par Mme Lenormant, d’après une copie que Mme de Staël avait dû laisser entre les mains de Mme Récamier.