Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle est encore dans cet endroit, elle sera reconduite par des gendarmes à la frontière. Mon intention est qu’elle ne reste pas en France. »

Mme de Staël n’ajoutait rien à cette lettre dont la brièveté même montre le trouble où elle était plongée. J’incline à croire qu’une lettre du lendemain ou du surlendemain a dû être perdue, lettre par laquelle elle informait son père d’une dernière démarche que Joseph Bonaparte avait tentée en sa faveur et de la réponse de celui-ci qui était ainsi conçue :

Paris le 15 vend. an 12.
Madame,

J’ai reçu vos lettres ; j’ai été ce matin expressément à Saint-Cloud. J’ai fait tous les efforts que vous aviez droit d’attendre des sentimens que vous me connaissiez, mais je ne crois pas avoir réussi. Le Premier Consul a terminé la conversation en me disant : Je verrai le Grand Juge ce soir. Agréez, madame, le vif regret que j’éprouve de n’avoir pas mieux répondu à la confiance que vous me témoignez, et que je mérite par l’amitié que je vous ai vouée.

Ainsi prévenue, Mme de Staël ne croyait pas pouvoir rester à Maffliers. Elle acceptait l’hospitalité d’une femme « vraiment bonne et spirituelle[1], » dit-elle dans les Dix années d’exil, et elle ajoute : « La nuit, seule avec une femme dévouée, depuis plusieurs années à mon service, j’écoutais à la fenêtre si nous n’entendions point le pas d’un gendarme à cheval ; le jour, j’essayais d’être aimable pour cacher ma situation[2]. » C’est de cette retraite, où elle se tenait cachée, qu’elle écrivait à son père la lettre suivante :

Ce lundi soir, 10 octobre 1803.

Voilà ma lettre et la réponse de Joseph, mon ami. Le mot : Je verrai le Grand Juge a été suivi de la confirmation de l’ordre, et j’attends d’heure en heure la lettre du Grand Juge ; quand je l’aurai, je demanderai un passeport et je partirai. Ainsi, dans quatre jours, je serai en route très probablement ; je supprime les réflexions, nous nous entendons, mais je suis comblée d’amitiés douces et déchirantes et je me soutiens ; je t’en (sic) conjure d’éprouver le même mouvement. Dans six mois, nous serons réunis et pour longtems je l’espère, mais je t’aurais porté une tristesse qui m’aurait empêché de te rendre heureux. Cher ange, je t’embrasse comme mon ami, comme mon soutien, comme mon espoir, et je te promets d’être digne de toi par mon courage. Ma fille est un peu malade, mais j’espère que ce ne sera rien et que nous partirons très bien portans. Ma première lettre te dira où il faut

  1. Cette femme était Mme de la Tour.
  2. Dix années d’exil. Nouvelle édition, p. 95.