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Allemagne dans quinze jours. Peut-être vois-je en noir ; peut-être tout se passera-t-il mieux que je ne l’espère, mais je suis décidée à sortir de la situation où je suis. Il n’y a pas de jour que l’on ne vienne me dire : « Le Premier Consul va vous envoyer des gendarmes même ici, ou si vous prenez une maison près de Paris, ou si vous allez à Paris conduire votre fils en pension. » Cette vie est insoutenable ; on n’ouvre pas ma porte que je ne pâlisse ; il ne passe pas un homme à cheval dans la rue que je ne le croie un gendarme. Cette vie n’est pas supportable et tout le monde est d’accord avec moi sur la nécessité d’en sortir d’une manière quelconque. Tu ne peux pas croire, à présent que je n’ai pas de nouvelles de l’objet qui m’intéresse et que j’ai repris à l’habitude de ce qui m’entoure, tu ne peux pas croire, dis-je, que ce ne soit pas avec une grande douleur que je prends le parti du départ, mais je le prendrai, et tu sauras, par des détails que je t’écrirai, si je ne devais pas le prendre. Je crois fermement que les lettres retardent parce qu’elles sont ouvertes. Cependant, pour en juger, remarque celle que j’ai donnée au notaire et qui a dû partir lundi 10 vendémiaire, pour arriver hier vendredi 14 vendémiaire. Je finirai cette lettre après avoir vu un homme de mes amis que j’attends ce soir. On me montre sûrement parmi mes amis beaucoup d’intérêt, mais cela n’est qu’une douleur de plus, si le sacrifice est nécessaire. Le Conseil d’État a ratifié quatre exils à 20 lieues de Paris : MM. de Laval, de Choiseul, de Montesquiou et Archambault de Périgord, frère de M. de Talleyrand. Il me semble qu’il y a de la tristesse partout ; c’est peut-être parce que j’en ai beaucoup moi-même. Joseph a été parfaitement bon pour moi. Ce que je puis te dire avec vérité, c’est qu’un de nos amis, Natural, a bien gagné, s’il était possible qu’il gagnât, par sa dernière affaire ; tout le monde me l’a dit, ainsi tu peux tirer sur lui.

Mme de Staël n’avait pas tort de voir en noir. L’orage dont elle se savait menacée et dont elle pressentait l’approche finit par éclater. Dans les Dix années d’exil, elle attribue son malheur à une rivalité de femmes de lettres. Ce serait Mme de Genlis, — qu’elle ne nomme cependant pas, — qui, cherchant à se faire valoir aux dépens d’une autre femme plus connue qu’elle, vint dire au Premier Consul que les chemins étaient couverts de gens qui allaient lui faire visite. D’après la lettre qu’on va lire, ce serait au contraire une certaine Mme de Vaines qui aurait fait une maladresse, peut-être volontaire, et qui aurait attiré, sur son séjour à Maffliers, l’attention du Premier Consul. Quoi qu’il en soit, la foudre tomba sur sa tête.

15 vendémiaire.

Hé bien ! mon ami, le plus affreux est arrivé. Mme de Vaines a dit au Premier Consul, à ce qu’on prétend, que Maffliers n’était qu’à six lieues de Paris, et, sur cela, il a écrit au Grand Juge cette lettre-ci : « Je suis informé que Mme de Staël est arrivée à Maffliers près de Beaumont. Vous aurez à lui faire savoir par ses amis et de manière à éviter l’éclat que si, le 13 vendémiaire,