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pièces sont jouées au Vaudeville. Dans toutes deux moi, dans l’une d’elles mon père et moi, nous sommes outragés personnellement. Un ancien ministre, une femme, la femme d’un ambassadeur, sont représentés sur le théâtre de leur vivant. Mon père, à son âge, et avec sa considération, écrit à Lebrun pour déclarer qu’il veut venir lui-même plaider sa cause à Paris. On lui répond que c’est à cause de son livre qu’on exile sa fille.

La moitié de sa fortune est entre les mains de l’État et l’on n’accorde, ni à lui ni à moi, la liberté de venir réclamer nous-mêmes ce qui nous est dû. Et tout cela pour quel crime ! Parce que j’ai exprimé, peut-être inconsidérément, mes opinions sur la liberté et la philosophie. Il est cruel de bannir de France, pour une telle faute, la famille entière de M. Necker et de ne se laisser détourner par aucune promesse pour l’avenir. On me répète des complimens dont je me passerais bien volontiers sur mon esprit, sur mon influence. Si je jugeais de ma supériorité par l’acharnement de mes ennemis, je devrais en avoir une grande idée. Mais vous qui me connaissez, ne savez-vous pas ce que je suis ? Vous qui auriez, si vous le vouliez, tant d’ascendant sur moi, ne savez-vous pas que je suis plus dominée que dominante ? Cet esprit, s’il existe, contenu, soumis en France, ne sera-t-il pas plus libre partout ailleurs ? Et vous qui connaissez si bien le cœur humain, n’êtes-vous pas certain que j’ai à présent le plus sincère désir de reconquérir cette bienveillance du gouvernement qui peut seule m’assurer le repos et la France.

Pardon de cette longue lettre, mon cher Joseph. Mais si vous avez conservé quelque bonté pour moi, c’est le moment de venir à mon secours. J’irai certainement à Paris avant le départ du Premier Consul, car, en son absence, je serais exposée au zèle de la police. Ayez donc la bonté en retournant à Paris de le préparer à m’y laisser. En m’abandonnant, vous me forcerez à quitter la France. Vous aurez perdu dans ce pays la personne du monde qui, dans toutes les circonstances, vous serait le plus tendrement et le plus vivement dévouée. J’ose vous prier de garder cette lettre pour vous seul. Je ne l’ai point calculée pour être montrée. Mathieu, qui a été pour moi ce qu’il est, un ange tutélaire, un véritable envoyé du ciel, m’a promis de me rappeler au souvenir de Mme Julie. Elle ne cesse, je le sais, d’être parfaitement bonne pour moi. Quoique je sois votre voisine, je n’ai pas osé aller vous voir. J’aurais pourtant donné beaucoup pour passer une heure seule avec vous le matin, car j’ai beaucoup de choses à dire qui ne s’écrivent point. Quand donc vous verrai-je librement ? Le Premier Consul ne sait-il donc pas que, pour obtenir un tel plaisir, je me ferais volontiers la personne la plus prudente de la République.

Mme de Staël ne nourrissait cependant pas beaucoup d’illusions sur l’efficacité de cette intervention, car, deux jours après, elle écrivait à son père :

Ce 14 vendémiaire 1803[1].

Je suis triste, cher ami, et très triste. Mon opinion est que je serai en

  1. Les lettres précédentes sont datées suivant l’ancien calendrier ; cette lettre et la suivante selon le nouveau. Le 14 vendémiaire correspondait au 6 octobre.