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pouvait. Tu vois que ton ami est prudent. Adieu, toi qui n’as rien de ton ange qu’une protection plus désintéressée que celle de la jeunesse, adieu. J’ai besoin de te revoir bientôt, mais je voudrais que ce fût avec une existence suffisante non pour être heureuse, mais pour te donner tout le bonheur que je puis tirer de mon sein. J’ai écrit à mon oncle ce dernier courrier.

Tu me manderas si le libraire a payé le 18 vendémiaire.

Lis le dedans de l’enveloppe de cette lettre.

Maffliers devenait, comme on voit, de plus en plus pénible à Mme de Staël. Elle ne s’y sentait pas en sécurité. Elle s’y ennuyait ; elle s’y s’attristait : elle rêvait toujours d’aller s’établir à Paris. Pour en obtenir la permission, elle avait recours à un protecteur dont elle s’exagérait la puissance, mais dont l’appui ne lui avait jamais fait défaut : au bon et fidèle Joseph Bonaparte. Depuis plusieurs années, elle était en correspondance avec lui. Elle savait qu’à plusieurs reprises, il avait pris sa défense auprès du Premier Consul. Elle crut pouvoir lui adresser la lettre suivante[1] :

Maffliers, ce mercredi 4 octobre.

Il faut, quoique à regret, mon cher Joseph, que je vous entretienne encore une fois de mes tristes affaires. Peut-être sera-ce la dernière. Je ne voulais de ma vie vous importuner par aucune sollicitation, mais c’est un des grands malheurs de la persécution de vous obliger à demander l’air qu’on respire comme les autres demandent des places et de la fortune. Mon notaire m’a prêté pour un mois une maison à peu près inhabitable, et, ce qui est plus sérieux, malsaine pour mes enfans. Il faut que je la quitte absolument et je ne puis tenir un fils de treize ans loin de tous les maîtres nécessaires à son éducation. Il faut donc que je sache où je puis passer l’hiver. Si je ne puis rester à Paris, il faut que je demande un passeport pour mener mon fils dans quelque université savante de l’Allemagne et je ne puis attendre, pour prendre un parti, que les chemins soient devenus impraticables. Il m’eût été bien plus doux de préparer mon fils pour l’École polytechnique que de me voir réduite à lui donner une éducation étrangère. Mais puis-je supporter plus longtemps l’injuste traitement que j’éprouve ? Permettez que je vous en présente le tableau. Je fais un roman, qui ne contient assurément rien qui puisse blesser le gouvernement. Ce roman est traduit dans toutes les langues de l’Europe. Dix journaux français sont chargés de l’insulter. La censure existe pour les pièces de théâtre. Deux

  1. Peut-être, à l’aide de documens que je possède et d’autres qui m’ont été obligeamment communiqués par le comte Primoli, héritier des papiers de Joseph Bonaparte, reviendrai-je quelque jour sur cette relation si honorable de part et d’autre. La lettre que je reproduis n’est qu’un brouillon. Je ne doute pas qu’elle n’ait été envoyée. Je dois dire cependant que l’original n’en a pas été retrouvé par le comte Primoli.