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France la plus nationale du monde. Talon[1] est au Temple, on dit qu’il a conseillé à Masséna de refuser de s’embarquer à Brest ; cela me paraît absurde mais enfin cela se dit. J’ai reçu un petit mot de toi en m’envoyant les lettres de Ferbert[2] dont la date était de la plus touchante bonté : c’est demain lundi. Ne m’envoie jamais que chez le notaire l’argent que je te demande de la part de Robert, pour diverses raisons. Ma petite se porte à merveille jusqu’à présent. L’air de France, physiquement, est si doux. — Adieu, cher ange, un mot de toi qui me guide ; je regrette bien Saint-Ouen à présent.

Le notaire vient me voir et me dit, par une lettre, que le Premier Consul a été content de la mienne, mais qu’il croit y avoir beaucoup accordé en me permettant d’être où je suis ; mais je ne puis rester où je suis ; ainsi la difficulté est la même. Voici quelques détails de finances qu’il me donne. On place en terre à 4 pour 100, en maison à 4 et demi, en hypothèque à 8 ou 10, et tel est en général le taux de l’argent, qui est rare.

Gaudin a remis au Premier Consul le 1er Vendémiaire 200 millions d’obligations des receveurs généraux valant 180 millions comptant. Tout ce qui se fait dans la marine est payé comptant. Quels moyens prodigieux ! Adieu encore une fois, mon ange ; ma tristesse augmente d’heure en heure, plus par des réflexions sur la vie en général que pour des malheurs particuliers. Adieu, j’écris toujours à cet ami dont je t’ai parlé chez M. Paschoud, mais il est si loin que, de trois semaines peut-être, il n’aura ma deuxième lettre.

Ferais-je bien de me mettre à Saint-Ouen, Clichy, ou quelque chose de pareil pour tout l’hiver ?


Ce 5 octobre.

J’ai un grand chagrin, cher ami, du silence de mes amis. Je me représente des accidens de tous les genres, ou l’oubli le plus cruel, et je regrette surtout beaucoup de n’être pas vivement attirée ailleurs dans un moment où le lieu que j’habite me déplaît tous les jours plus. Mon ange, il y a quelque chose de fatal dans ma destinée et le bonheur de t’avoir pour père était si grand qu’il a paru suffire à mon lot. Enfin, je ne veux pas de loin t’accabler encore de ma pesante tristesse. Il faut que je tâche, avant de te rejoindre, d’avoir rendu ma vie plus tolérable. Je serai en route pour Berlin dans quinze jours, ou paisiblement établie à Paris ou près de Paris. Je ne puis pas élever mes enfans ici. Je m’y ennuie ; il faut que je sorte de là. Je commence à croire que les partis décidés font plus de bien que tout le reste, et après avoir tout employé pour tâcher de me rétablir, il faut prendre un autre parti s’il est nécessaire plutôt que de languir ainsi.

Passons maintenant à quelques affaires d’argent. Tu sais que Louis a été saisi pour dettes. Eh bien ! c’est l’intérêt même que son maître y a pris qui a été cause du renouvellement de sévérité de M. Michel ; le maître a parlé avec hauteur ; aussitôt M. Michel a refusé tout accommodement et le pauvre domestique est malade et n’a pu obtenir des secours. Je voudrais à présent que son ami dont j’ai oublié le nom, le mari de la sourde et

  1. Antoine Omer Talon, de la grande famille parlementaire de ce nom, avait été compromis dans une assez obscure affaire. Il fut envoyé aux îles Sainte-Marguerite.
  2. Ferbert était un banquier, créancier de M. de Staël.