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mais il réclame en déclarant qu’il était envoyé là comme espion de Fouché et l’on espère beaucoup pour lui que cette excuse sera reçue. Ah ! mon ami, je ne puis rester dans un tel pays et si je t’y voyais, je croirais voir Clarisse chez Mme Saint-Clair ; il y a de grands progrès dans ce genre-là depuis mon absence.

M. de Talleyrand a demandé au Consul de monter sur le vaisseau avec lui. Il paraît qu’on fera partir sept ou huit expéditions à la fois, et que celle dont on espère le plus c’est celle d’Irlande, quoiqu’il soit positif que Masséna est en disgrâce pour l’avoir refusée.

J’oubliais de te dire que Fouché a dit à Benjamin : « S’il y avait quelque chose contre vous, vous êtes bien sûr que je vous en avertirais. — Je vous prie en grâce de n’en rien faire, lui a dit Benjamin ; je veux attendre fermement et paisiblement tout ce qui peut m’arriver. » C’est de l’histoire et de l’histoire romaine que tout cela. Tu as remarqué la statue de Charlemagne. Au retour de l’expédition d’Angleterre, si elle réussit, il sera proclamé ; c’est ce qui me fait croire qu’il ne fera pas le Conseil de régence. Rien de nouveau avant ce temps ; Cambacérès d’ailleurs, en son absence, ne signait pas une place d’huissier sans lui envoyer un courrier. Il était comique par la manière dont il variait ses objections aux ministres, et le tout en finissant toujours par dire qu’il y réfléchirait, qu’il avait besoin de se rappeler quelques faits ou d’interroger quelques personnes, etc. On dit pourtant, à présent, que Le Brun et Cambacérès sont ceux qui parlent le plus franchement.


Ce 2 octobre.

Je me sens, cher ami, tous les jours plus triste sur ma situation. On m’écrit sans cesse : Ne revenez pas ; vous seriez arrêtée, renvoyée, et cependant la maison où je suis est tout à fait inhabitable. Un jour de pluie la rend malsaine. Il faut donc qu’avant peu de jours je sache où je puis passer l’hiver, et cette seconde décision est plus importante que la première. Il paraît que l’on prépare un sénatus-consulte qui établirait un Conseil de régence en l’absence du Consul, dont Joseph serait le président ; on me renvoie à ce moment-là, mais je ne sais pourquoi. J’ai besoin de faire décider ce qui me concerne pendant que le Consul y est. Au reste, il ne part que dans quinze jours, il sera six semaines absent, reviendra et repartira ensuite pour la descente qui aura certainement lieu cet hiver. L’Espagne est pacifiée pour 18 ou 24 millions ; toute l’Europe est aux pieds du Consul. Je puis avoir une lettre de toi en réponse à celle-ci que je recevrai encore avant toute décision prise par moi, si tu veux bien m’écrire courrier par courrier. Le silence de Robert[1] est encore un chagrin pour moi. Je suis bien poursuivie par le malheur, cher ami, et toi seul m’empêches de succomber. Il n’est plus question d’aucune idée de paix et dix expéditions partiront à la fois de tous les ports de France. Il y a une haine contre les Anglais en

  1. Je ne sais qui est ce Robert. Mme de Staël se sert souvent de pseudonymes. Elle redoutait les indiscrétions de la poste dont elle évitait de se servir quand elle le pouvait.