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dans une longue conversation sur la descente, a paru ne pas se soucier de l’expédition d’Irlande qui doit partir de Brest ; il a murmuré quelques mots de système mal établi qu’on a attribué à l’influence de Faber ; il est d’ailleurs à présent tout à fait brouillé avec Talleyrand et l’on dit qu’il possède des papiers très importans sur toute la conduite des princes avant et depuis la mort du Roi, que Bonaparte voulait posséder. Ce pauvre Louis s’est confié imprudemment, à ce qu’il paraît, dans sa prison et il est plus resserré que jamais. En général, depuis la guerre, tout est plus âpre et plus triste, le gouvernement est beaucoup moins aimé, mais en masse cependant, on aurait peur qu’il fût renversé ; ce sentiment subsiste encore.

M. Grimod de la Reynière[1] a mis dans les Petites Affiches un morceau contre ton dernier ouvrage ; je suis persuadée que c’est dans l’intention d’animer contre moi. Ah ce pays est bien immoral et bien dur. Un homme, échantillon des autres hommes, que je voyais hier et qui me parlait vivement contre le gouvernement dont il est personnellement mécontent, me disait hier, au milieu de déclamations pour la liberté : « Mais ce qu’aucun Français ne peut supporter, c’est l’avilissement dans lequel les Anglais ont voulu nous jeter. Ces corsaires, ces pirates, les derniers des gueux, etc. » Il s’est fait une espèce de colère, dans toutes les têtes, qui rend la conversation des Français aussi fatigante que celle des fous.

Les habits brodés sont tellement exigés que quelques pauvres gens ayant essayé d’aller chez Cambacérès en noir, il leur a dit : « Est-ce que vous êtes en deuil ? je prends part à la perte que vous avez faite. » Les Sénateurs portent des plumets blancs en dedans de leurs chapeaux. Le Consul dit toujours en parlant des évêques : M. d’Orléans, M. de Senlis. Les prêtres ne sont presque plus payés et au ministère de l’Intérieur on en parle avec beaucoup de mépris. Cependant Cambacérès va tous les Dimanches à la messe. Ce qui déplaît extrêmement dans le peuple, ce sont les rigueurs de la conscription ; on ne peut presque plus se faire remplacer à présent, tant on a épuisé chaque classe, et quand un homme est hors d’état de servir physiquement, il est obligé de donner 1 200 francs.

La chasse aussi est rétablie dans toute sa rigueur : partout où l’on va on vous dit : Ici ce sont les plaisirs du général un tel. M… qui chassait avec un général, proposa de lancer un cerf à travers la plaine ; on objecta la crainte de gâter les champs. « Bah ! bah ! dit-il, le paysan est vaincu à présent, il ne dira plus rien. » Et il est très vrai que les gens du peuple sont plus asservis que jamais. La querelle entre le Premier Consul et Moreau est plus ouverte que jamais. Il a réformé le général La Borie, un des meilleurs généraux de l’armée, qui avait signé l’armistice après Hohenlinden. David, un secrétaire de Moreau, est au Temple depuis treize mois, pour avoir, dit-on, raccommodé Pichegru et Moreau. Carnot et Moreau sont très bien ensemble, Carnot dit qu’il a examiné tous les projets de descente pendant qu’il était directeur et qu’elle est impossible à moins d’intelligences très fortes dans le pays. On répandait le bruit qu’il allait y avoir une pétition des Sénateurs pour engager Bonaparte à ne pas s’embarquer. On prétend

  1. Grimod de la Reynière, plus célèbre comme gastronome que comme écrivain, avait cependant des prétentions littéraires.