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entoure le Premier Consul parle de lui comme militaire. Miot, qui est l’intime ami de Joseph, a dit à un de mes amis que Joseph lui avait dit : « C’est une grande bêtise à elle de n’être pas venue directement à Paris ; les partis étaient si aigris dans ce moment qu’il n’aurait pas voulu les aigrir davantage. » Je ne sais pas ce que signifiait ce mot « les partis étaient si aigris. » Il est vrai que d’un côté les Sénatoreries[1] déplaisent beaucoup aux Sénateurs et aux Conseillers d’État, et que la famille du Consul est très mécontente de ce qu’il va à la guerre sans avoir assuré l’hérédité ; mais je ne vois pas bien dans tout cela ce qui l’aurait empêché de me persécuter. Cette idée de faire présider le Conseil de régence par Joseph ne me paraît pas encore bien établie et j’ai dans l’idée qu’elle doit déplaire au Consul.

Voici quelques petites anecdotes, Il y a quelque temps que Chaptal[2], en lui faisant un rapport, l’impatientait extrêmement. Il lui arracha son papier et lui en donna un soufflet au milieu du visage. Chaptal ne dit rien, mais il alla chez le Grand Juge et lui remit sa démission. Le Grand Juge, tout en tremblant, la remit au Premier Consul, qui lui dit avec beaucoup de hauteur : « Pourquoi m’envoie-t-il sa démission ? — Mais, répondit le Grand Juge, il a cru, dans le dernier travail, s’apercevoir qu’il avait déplu. » À ce mot, le Premier Consul l’interrompit et lui dit : « Qu’il s’avise de rappeler cela ; il m’avait fait une insulte grave ; j’ai été assez bon pour ne lui témoigner à cet égard qu’un mouvement d’humeur ; j’aurais dû le faire déporter. » Il n’y avait pas un mot de vrai, comme tu penses bien, à cette insulte, mais il voulait que son ministre ne le quittât pas pour une telle cause. Cependant la chose s’est divulguée tellement, qu’en rencontrant les commis du ministère de l’Intérieur, on leur disait : Est-il vrai que votre ministre a reçu des coups de pied ? etc. — Une autre fois, il y a assez de mois, lorsque cette pièce qui a fait bannir Du Paty a été jouée, on prétendait que l’acteur Chénard, en faisant le concierge, avait porté un habit rouge qui ressemblait à l’uniforme des Consuls ; le Consul passa toute la nuit à faire réveiller les comédiens pour qu’on lui apportât l’habit, qui heureusement ne se trouva pas semblable ; il avait déclaré que, s’il l’avait trouvé semblable, il aurait fait déshabiller Chenard par le bourreau le jour de la parade et l’aurait fait fusiller. On croit qu’il a eu l’idée de prendre une maîtresse, en titre, comme coutume de Louis XIV.

Lefebvre est l’un des questeurs du Sénat, c’est-à-dire qu’il a cent mille livres de rente et seize gardes à sa porte, et les fonctions de sa place sont de tenir propres le Sénat et le jardin. Tout ce luxe serait impossible à entretenir si l’on ne mettait pas l’Europe à contribution, mais on lui fait payer des tributs, pour la laisser ce qu’on appelle en paix, qui alimentent ce luxe.

Faber[3] a été conduit au Temple avec des menottes aux mains. Masséna,

  1. Les sénatoreries étaient des circonscriptions sénatoriales attribuées à des sénateurs choisis par le gouvernement. Chacune produisait un revenu de 20 à 25 000 francs.
  2. Chaptal était ministre de l’Intérieur. Le Grand Juge était Régnier, futur duc de Massa.
  3. Ce Faber est probablement celui qui écrivit plus tard d’assez virulens pamphlets, mais son nom ne figure cependant pas sur le registre d’écrou du Temple.