Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour lui. Le Sénat avait une répugnance inouïe pour nommer M. de Luynes ; l’introduction d’un ci-devant par lui lui était odieuse.

M. de Lafayette m’a dit que ton dernier ouvrage était le plus supérieur de tous ; on croit bien aussi que le Premier Consul en a été furieux. Sur les finances il dit, chaque fois qu’on lui annonce une banqueroute : « Tant mieux, cela obligera à employer l’argent dans les fonds publics. » — On va établir un cordon pour la Légion d’honneur ; on a eu beaucoup de peine à engager Sieyès à le porter, mais comme on y tenait beaucoup à cause qu’il s’est montré le plus grand partisan de l’égalité, il y a consenti. Ce sera aussi comique que le capitaine des chasses M. d’Arrencourt avec son arlequine d’épouse. Il y a toujours du bouffon dans les tristes combinaisons de tout ceci.

Au milieu de tout cela, c’est un homme infatigable ; il se lève à 2 heures du matin quand il ne peut dormir, revient, travaille seul avec les portefeuilles de ses ministres cinq ou six heures, fatigue dix chevaux dans une revue, n’oublie rien depuis le plus petit jusqu’aux plus grands intérêts, et tient sans cesse la nation en activité comme lui-même. Il se porte mieux que jamais, tant il est vrai que l’action est la vie de l’homme.


Ce 29.

Mes lettres sont les plus insignifiantes du monde ; on m’y dit en l’air que ma position est bonne, mais personne n’a l’idée de venir ici, ce qui est le vrai symptôme de la peur que je fais ; j’ai donc une véritable envie de décamper d’ici, et je saurai dans quelques jours si je puis le risquer, parce que Mathieu ira à Morfontaine. Louis[1] est remis au secret ; la veille de ce jour il a écrit une lettre très sombre sur tout ce qui menaçait les habitans de sa demeure et lui. Je n’y puis rien comprendre, mais on l’accuse bien injustement, à ce qu’il me paraît, de tout ce qu’il y a de plus sérieux. Une chose bien extraordinaire et que tu peux vérifier, c’est qu’on a inséré, dans la Gazette à la Haye, un article extrait d’une gazette de Danemark qui répondait à l’accusation du petit prince insérée dans le Moniteur : Un petit prince, c’est celui qui se permettrait un luxe insolent, qui doublerait les impôts pour y satisfaire, qui détruirait la considération de la nation qu’il gouverne, au dedans et au dehors, etc., mais un prince sage ne peut être considéré ainsi.

Adieu, cher ange, je suis triste, incertaine, et loin de toi je ne connais que la lune à qui je puisse dire tout ce que je pense.


Maffliers, ce 1er octobre.

Je recommence mon petit journal, cher ami, qui ne partira pas de sitôt. On dit que le Premier Consul, en revenant de la Belgique, alla à la Comédie, pour voir jouer Ariane par Mlle Duchesnois et qu’il eut une véritable colère de ce que Mlle Duchesnois fut dix fois plus applaudie que lui ; il faut qu’il s’y accoutume avec cette nation-ci. Moreau voulait être employé dans la guerre ; il l’a dit publiquement, et il paraît que son irritation est fort augmentée par l’inaction où on le laisse et le mépris avec lequel tout ce qui

  1. Je ne sais qui est ce Louis.