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Anglais ; honorable trait de patriotisme. La femme de mon général a été prise par les Anglais et vient de passer deux mois en Angleterre. Elle a la tête tournée des égards, des attentions, qu’on a eus pour elle. « Ah ! me disait-elle, on n’est pas vexé là ; il vaut mieux être citoyen anglais que citoyen français. » « J’ai voulu, me disait son mari, et tous les ministres m’appuyaient, obtenir, en échange des égards qu’on avait eus pour ma femme, un passeport pour lady Elgin, mais le Consul l’a refusé. Il prétend que lord Elgin a voulu obtenir sa liberté de force. » — Et comment cela ? lui ai-je dit. — En disant qu’il était contre le droit des gens de retenir un ambassadeur. — Sans doute, ai-je répondu, de force, c’est-à-dire en réclamant la justice.

On ne peut se faire une idée du luxe de M. de Talleyrand. On croit lire Suétone en entendant parler de tous les plats qu’il fait venir d’un bout du monde à l’autre. Il est plus en faveur que jamais, et le Consul a rendu tous ses biens au baron de Talleyrand, en écrivant de sa main à M. de Talleyrand que c’était en sa considération qu’il s’écartait de la règle. Cependant il n’a pas voulu dire un seul mot en faveur de son frère qui est toujours exilé à 25 lieues de Paris, Je sais que M. de Narbonne lui a parlé de moi et qu’il a dit qu’il serait neutre ; mais cela me paraît ne rien signifier, ignorant les détails de la conversation. Il ne restait dans le gouvernement qu’un seul homme qui fût pour Barbé Marbois ; il paraît que cela a déplu au Consul. Il a fait avec Murissart une affaire qui lui a valu cent mille écus, dot du mariage de sa fille avec le fils de Le Brun, et, depuis ce temps, sa considération est de niveau avec celle des autres. Le chef des Cultes, Portalis, est l’un des plus voleurs ; c’est une infâme corruption qu’il est dans les principes du Premier Consul d’encourager. Quant à l’opinion, elle est sûrement beaucoup moins favorable à ceci qu’il y a seize mois, mais c’est un mécontentement qui ne produira aucun événement ; ce ne serait qu’après un événement qu’il pourrait avoir quelques suites.

Les marins ne croient point à la possibilité de la descente, mais bien les troupes de terre. On dit que Bruix, qui doit la commander, exige presque que le Premier Consul vienne sur son vaisseau, et qu’il a dit : « Si je dois mourir, au moins je rendrai, quel que soit l’événement, un grand service à mon pays. « Il paraît que le Premier Consul essayera d’abord des descentes sur les côtes de France, dont le succès n’est pas douteux, et qu’on partira de vingt endroits différens à la fois. Certainement, si cela est possible, il en viendra à bout, mais on dit que, dans la dernière guerre, ce même La Crosse avait voulu attaquer les iles Marcouff avec dix bateaux plats et qu’il avait suffi d’une frégate pour en couler huit. Cependant mon général me disait toujours : « Vous voyez bien ; sur les bateaux plats on saisit avec la main les vaisseaux de guerre, et l’on marche ainsi aussi vite qu’eux. » Ce n’est pas de la lumière, mais c’est bien de la foi et elle produit des miracles. Moi je crois toujours à quelque paix pour éviter cette descente dans laquelle le Premier Consul est tellement engagé maintenant qu’il faut qu’elle se fasse cet hiver. Il perdrait quelque chose du mouvement et de la confiance. En attendant, ses frères sont moins bien avec lui, à ce qu’il paraît, parce qu’ils veulent l’hérédité et qu’il s’y refuse pour ce moment-ci. — C’est M. de Talleyrand qui a conseillé la démarche auprès de Louis XVIII ; c’est bien peu spirituel