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est encore chez toi, tu lui diras, n’est-ce pas ? un de tes aimables mots qui restent à jamais dans le cœur.

J’ai oublié de fermer la porte de mon armoire et de t’en donner la clef ; je te prie de la prendre ; tous mes papiers sont là. Auguste a oublié mon livre de musique avec un petit liseret d’or sur lequel M. Bosse[1] a copié des airs ; c’est mon bréviaire en fait de musique. Je te prie de le faire serrer pour qu’on me l’envoyé dès que je serai posée ; voilà mes deux petites commissions que j’ose t’adresser.

Auguste veut, de tout son cœur, que je te parle de lui. C’est un petit Mathieu en herbe ; il s’extasie sur les rochers, les arbres, etc., et sa sœur commence à se moquer de lui comme je me moque de Mathieu. C’est un vrai développement de leurs caractères dont je voudrais que tu fusses témoin. Ah ! je voudrais que tu fusses de tout et cette vie à part que je commence me semble bien isolée, quel que soit le mouvement qui m’attende. Adieu, mon ami, mon ange, mon père, tous les noms les plus tendres et des sentimens plus tendres encore.

Tu m’écriras lundi, n’est-ce pas ? et tu m’enverras ce qui sera venu pour moi ; tu souriras de ce souvenir, mais il me suit. Au delà de ces montagnes il me semble que toutes les idées sensibles m’apparaissent. Adieu encor, mon ange ; j’ai beaucoup souffert ce matin de ce que tu te promenais par l’humidité, et j’ai besoin de savoir que cela ne t’a pas fait de mal. Parle-moi, je te prie, avec détail de ta santé ; j’imagine que tu sais à présent que c’est de ma vie dont tu me parles. Adieu.


Pontarlier, ce mardi soir.

Tout ce que tu arranges, mon ami tutélaire, est ce qu’il y a de mieux dans un cruel voyage. Pas un accident, pas même une peur, et le plus beau soleil du monde sur les montagnes ; je t’ai dit le bien, tout le reste est douleur. À ce bien je dois joindre encore les soins infinis de Gerlach[2]. Mais, hélas ! toute influence de toi m’abandonne et je vais me lancer dans cet abîme de boues, de froids, de peines. De quoi me plains-je ? ne le voulais-je pas ? Cependant mon cœur s’est comme brisé cent fois depuis hier en me rappelant ton dernier regard, ton dernier adieu. Oh ! mets de ton génie à ce que nous ne nous séparions plus. Ce bien sera si grand pour moi qu’il vaut une de tes pensées. Adieu.

Auguste voulait t’écrire, je l’en empêche. Baise Albert pour moi ; il a été aimable.

De son côté, à peine sa fille partie, M. Necker s’empressait de lui écrire :

20 septembre.

Tu t’en vas, tu t’éloignes, chère Minette, mais tu me vois sûrement sans cesse auprès de toi. C’est impossible autrement, car je te suis, je ne t’ai pas

  1. Bosse était le nouveau précepteur des enfants de Mme de Staël.
  2. Mme de Staël avait eu, pendant deux ans, comme précepteur de ses enfans un jeune pasteur protestant de ce nom. Il était mort subitement sous les yeux de Mme de Staël en 1802. Peut-être ce Gerlach, dont Mme de Staël se loue, était-il son frère.