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Coppet. Le matin de son départ, elle adressait encore ces quelques lignes à son père :

N’est-il pas vrai, mon ange, que tu as compris tout ce que je n’ai pas montré ? Oh ! quelle journée et que, si j’étais contente de moi, je me serais abandonnée avec le sentiment le plus passionné ! Troxel m’a donné des postillons excellens que je crois des Russes. La route, à ce qu’il dit, est parfaite. Il croit qu’on va te donner beaucoup d’officiers ; il passe sans cesse de l’artillerie. Adieu encore, mon ami, mon ange. Ah ! quel poids j’ai sur le cœur ! quelle main me tirera de ces combats, de ces déchiremens ? Adieu, Dis à Albert un mot tendre pour moi. Je t’en conjure, soigne ta santé, c’est là bien plus qu’ici qu’est ma vie, celle de mes enfans ; adieu.

Mme de Staël emmenait avec elle son fils Auguste et sa fille Albertine. Elle était accompagnée de Mathieu de Montmorency qui était depuis quelque temps à Coppet. En cours de route, elle adressait à M. Necker une première lettre datée de la frontière, et, depuis ce jour jusqu’à celui où, six mois plus tard, elle apprit en Allemagne la maladie, puis la mort de son père, elle entretint avec lui une correspondance fréquente et régulière qui paraît avoir été presque entièrement conservée. À partir de ce moment commence donc mon rôle d’éditeur, et je n’aurai plus guère qu’à accompagner ces lettres de quelques commentaires nécessaires à leur parfaite intelligence ; j’y intercalerai aussi parfois quelques fragmens des lettres de M. Necker.

Morez, samedi soir.

Voilà toutes les frontières passées, cher ange, avec des politesses, assez de pluie, mais pas le moindre inconvénient. J’ai la même idée sur le reste du voyage ; aussi toutes mes pensées sont-elles en arrière et point en avant ; je suis triste, mais je n’ai point de craintes.

Tu ne peux te faire une idée de la vivacité d’Albertine. C’est ta fille en miniature : même crainte de l’ennui, même besoin de mouvement et une société déjà, non par la valeur de ce qu’elle dit, mais par l’intérêt qu’elle y met. Elle disait à Auguste : Mais tu vois bien que je m’ennuie, pourquoi donc ne me contes-tu pas des histoires. À présent, elle tourne autour de moi et me dit : Tu écris toujours ? avec un vrai regret de ne pouvoir parler. C’est bizarre qu’un aussi bizarre caractère que celui de ta fille se recommence, mais la pauvre petite n’aura pas comme moi un ange tutélaire, je l’espère, jusqu’à la fin de ma vie.

Mathieu est d’une bonté parfaite pour moi ; c’est son triomphe que l’action. Hélase qui, comme tu sais, l’a amené en Suisse, il y a dix ans, avait un tel désir de le voir qu’il est venu jusqu’ici pour le rattraper, et c’est à lui que je donne ce billet qui t’arrivera demain à neuf heures. Si ma cousine