Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/538

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rhumatismale, de nature chronique, dont il souffrait, n’était point une menace pour sa vie. Aucun symptôme nouveau n’était de nature à inquiéter Mme de Staël et à la détourner du projet qu’elle avait formé, soit de passer l’hiver en France et d’y rester jusqu’au printemps, soit d’entreprendre en Allemagne un voyage dont, pour des motifs que je dirai plus tard, elle caressait depuis longtemps le projet. Cependant ce départ fut un déchirement. Toujours M. Necker et sa fille avaient l’habitude de se dire adieu par lettre, de chambre à chambre, pour s’épargner l’émotion du dernier moment. Ils ne pouvaient « soutenir un adieu déclaré, » ainsi que l’écrivait Duguet, le directeur de Mme de La Fayette, à une personne qui lui était chère et dont il avait pris congé sans mot dire. Par le même sentiment, Mme de Staël faisait remettre à son père cette lettre :

Je ne peux pas m’empêcher, mon ange, pendant que je suis encore sous ton toit protecteur, de te dire que je veux réunir tous mes efforts pour tâcher de me faire une vie dans ce pays qui soit assez tolérable pour moi pour que je sache t’y rendre heureux. Ces séparations me déchirent le cœur, et de si grandes douleurs ne sont-elles pas un avertissement du ciel, qu’il ne faut pas se quitter ? Toi qui lis si bien au fond des cœurs, tu dois voir que, plus que jamais, ma vie dépend de la tienne. Je te conjure par cette vie de moi que tu veux conserver à mes enfans, d’avoir des soins minutieux de ta santé. Je sens qu’on se détacherait de vivre si c’était pour soi seul, mais quand toute une famille entière repose sur ta tête, préserve-la, mon ange, et frémis en pensant à ce que souffrirait ta pauvre fille si elle craignait pour toi. Tu vois mon caractère battu par les vents ; je ne sais si la Providence, à cause de toi, m’accordera de trouver un appui qui m’empêche de me tuer, si je te perds. Je ne sais si, mille fois plus généreuse, elle t’accordera cette longévité qui me permettra d’établir mes enfans pendant ta vie et de m’endormir ensuite avec toi. Je sais que, dans ce moment, je mourrais dans les convulsions du désespoir si je te perdais. Prends donc garde, je t’en conjure, je ne dis pas seulement à me conserver la vie, mais à m’épargner cette mort de douleur qui fait frémir tous mes sens. Ne réponds pas un seul mot à cette lettre à présent ; viens me voir à déjeuner pour quelques affaires ; sors de ma chambre sans rien dire ni à moi, ni à ma fille ; fais-toi lire les papiers et écris-moi seulement lundi. J’ai autant besoin que toi de tous ces ménagemens ; je suis plus ébranlée, plus déchirée, que je ne l’ai été de ma vie, non que j’éprouve aucun pressentiment pénible sur ce voyage ; je suis convaincue qu’il est raisonnable et qu’il réussira bien, mais t’avoir vu une année de plus, c’est t’aimer mille fois davantage. Pardonne, si j’ai dit des mots absurdes dans mes accès de folie. Dieu sait que je t’aime, que je t’adore, et qu’il n’y a pas dans mon cœur même un regret sur ce que tu n’as pas été en France. Je changerai peut-être quand j’y serai, mais d’ici elle ne me semble pas digne de toi. Sois donc