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Plus, disait-il en terminant, on me désignerait comme une des causes du malheur de ma fille, d’un malheur qui touche à tout pour elle, plus je serais contraint de faire un dernier effort auprès du Consul en allant solliciter moi-même sa justice ou son indulgence. Il me semble que j’aurais encore la force nécessaire pour défendre une cause paternelle, et pour supporter, même en ma vieillesse, la disgrâce que pourrait me valoir une louable tentative.

M. Necker ne pouvait, on le voit, se persuader que les préventions du Premier Consul contre sa fille et contre lui-même fussent invincibles. Il l’admirait trop pour croire chez lui à un parti pris d’injustice. Mme de Staël elle-même partageait cette illusion. La meilleure preuve en est qu’en désespoir de cause, elle prit son parti de s’adresser directement à lui. Déjà elle avait eu plusieurs fois cette idée. C’est ainsi qu’ayant appris l’année précédente que Bonaparte lui reprochait de laisser M. de Staël aux prises avec des difficultés d’argent, elle avait eu la pensée de lui écrire pour se justifier, et elle avait jeté le brouillon d’une lettre qui se trouve dans les archives de Coppet, mais qui, je le crois bien, ne fut jamais envoyée. Cette fois, se sentant directement non seulement menacée, mais atteinte, elle se décida et lui adressa la lettre suivante :

Citoyen Premier Consul,

Ayant eu connaissance l’hiver dernier que mon retour à Paris ne vous était pas agréable, je me suis condamnée, sans aucun ordre direct de votre part, à passer dix-huit mois dans l’exil. Quelques paroles de bonté que vous avez depuis prononcées sur moi et qui me sont revenues m’ont persuadée que cet exil vous paraissait assez long et que vous voudriez bien prendre en considération les intérêts de famille qui rendent mon retour à Paris absolument nécessaire. Je m’arrêterai cependant à une campagne à 10 lieues de Paris, ne me permettant pas d’arriver sans savoir votre intention à mon égard. Si je connaissais le genre de prévention que mes ennemis ont essayé de vous inspirer contre moi, je saurais ce que je dois dire pour me justifier, mais je me borne à vous assurer que je ne prononcerai ni n’écrirai un seul mot relatif aux affaires publiques pendant mon séjour en France. Je ne sais si, née à Paris, rencontrant partout en France des traces honorables de la conduite publique de mon père et des établissemens charitables de ma mère, je puis être considérée comme étrangère. Mais je sais que c’est de votre volonté seule que dépend mon séjour en France, et quand je vous prie d’y consentir, je dégraderais mon caractère si je ne remplissais pas fidèlement les conditions qui doivent être la suite d’une faveur, serais-je réduite à demander seulement de passer deux mois dans une campagne, à 10 lieues de Paris, pour reposer mes enfans que la fatigue du voyage a rendus un peu malades et faire avec les créanciers de