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II

Cependant M. Necker, profondément troublé et affligé de penser qu’il était pour quelque chose dans cette malveillance et cette irritation qui se déchaînaient contre sa fille, se résolut à une détermination qu’il avait souvent agitée avec lui-même, celle de s’adresser au Premier Consul. Il le fit, sinon directement, du moins indirectement, en écrivant de nouveau à Lebrun une lettre destinée à passer sous les yeux de Bonaparte. Cette lettre est trop longue pour être citée tout entière ; je me bornerai à en détacher quelques passages[1] :

Citoyen Consul, disait-il en commençant, les obstacles inattendus apportés au retour de ma fille et dont vous avez jugé à propos de nous faire avertir par la médiation de M. de Montmorency[2], ont jeté la désolation dans ma famille. Mme de Staël est livrée à un sentiment de douleur qui me toucherait profondément, lors même qu’elle ne serait pas ma fille, et l’objet mérité de ma tendre affection. Permettez-moi donc de demander à l’homme public un moment d’attention, quoique ce soit d’un intérêt particulier que j’aie à l’entretenir.

Ma fille est née en France ; elle y a reçu son éducation et une éducation pour laquelle on n’a rien négligé, rien épargné. Tant de soins ayant rencontré une nature distinguée, je dirais presque hors de pair, si je l’osais, l’esprit de Coppet de Staël s’est formé de bonne heure, et, successivement, il s’est associé, il s’est ouvert à tous les genres d’idées, et son âme ardente a mis de l’intérêt aux divers objets de la vie. Jugez, citoyen Consul, de ce que l’exil est pour elle et si Mme de Staël peut sans désespoir se voir reléguée dans la sévère solitude de Coppet ou dans les petites villes qui nous environnent, si elle le peut surtout au milieu de ses plus belles années.

Il faisait valoir ensuite, en faveur de Mme de Staël, la nécessité de pourvoir à l’éducation de son fils aîné et à la liquidation « des malheureuses affaires de M. de Staël, » qu’elle voulait terminer, afin de « transmettre sans tache à ses enfans la mémoire de leur père. » Puis il entreprenait l’apologie de sa fille :

Je crois facilement à quelques paroles imprudentes de la part de Mme de Staël, parce que je lui connais une imagination très vive et surtout une grande expansion dans le caractère. Elle est d’ailleurs entrée dans le monde vers la fin de la Monarchie et dans un temps où la plus grande liberté

  1. Le brouillon de cette lettre est à Coppet ; l’original est dans les papiers provenant de Lebrun, qui sont devenus, par héritage, la propriété de la comtesse de Maillé, née Lebrun-Plaisance.
  2. Mathieu de Montmorency venait d’arriver à Coppet.