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Les opposans de toutes les classes, aurait-il dit, se succèdent chez elle, le matin, à midi, le soir. On va l’un après l’autre exhaler son mécontentement, exercer sa censure, et tous ceux qui ont ainsi, les uns pour une cause, les autres pour une autre, accusé le gouvernement reportent ensuite, chacun de leur côté, l’idée d’une désapprobation qui paraît générale et prend le caractère d’une opinion universelle. Je ne veux pas qu’elle vienne.

Et la lettre se terminait ainsi :

Au surplus, c’est moins contre vous que contre votre père et son dernier ouvrage qu’il éprouve de l’humeur, et vous le concevrez aisément. Je m’étonne qu’à une pareille distance, avec peu de correspondance avec les hommes qui se mêlent des affaires publiques, votre père ait eu plus le sentiment de la vérité que le sentiment des vérités qu’il pouvait convenir au gouvernement de voir publier.

Un autre correspondant lui écrivait également :

L’exaspération est toujours très vive, surtout contre l’ouvrage de M. Necker, et l’on assure qu’elle est entretenue par Mme de (nom illisible) et plusieurs autres. Cependant, il n’est pas possible qu’elle ne se calme pas et que l’hiver prochain vous ne soyez quitte de cette persécution.

Garat ne laissait pas ignorer non plus à Mme de Staël à quel point, en conversation, le Premier Consul s’emportait contre elle.

Sa colère, lui écrivait-il, le 11 messidor, a voulu paraître très grande. Elle s’est montrée surtout brutale et grossière. Il n’a rien dit pour la motiver. Il n’a rien articulé, ni dans un premier accès, devant des conseillers d’État et devant des ministres, ni dans un second devant Truguet. Qu’aurait-il pu dire… Je pense entièrement comme vous sur votre résolution de revenir à Paris et d’y passer l’hiver. Il est très vrai qu’on a déclaré, et hautement, que vous n’y remettriez plus les pieds, mais il serait par trop étrange qu’une parole jetée dans un moment de fureur pût être un arrêt de bannissement. Dans quelque niche que vous vous mettiez, cette niche sera entourée de dévots ; on vous y laissera en repos et en surveillance. On n’ira pas plus loin, quoique les menaces aillent beaucoup plus loin. Même dans ce moment, on n’arrête pas, on ne chasse pas une femme aussi aisément qu’un homme, surtout quand cette femme est vous[1].

  1. Cette lettre, qui est sans millésime d’année, doit être de 1802. Il y est question en effet de la découverte d’une sorte de complot militaire et de l’arrestation de deux aides de camp de Bernadotte, dont l’un était Marbot. « Ce jeune homme, ajoute Garat, a défendu son innocence par des réponses qui prouvent qu’il aura de l’esprit et qu’il a déjà du caractère. » Truguet était un marin qui était en ce moment conseiller d’État attaché à la marine. Il exerça plus tard d’importans commandemens.