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et au chef suprême de l’État. Je désirerais, dans mon ambition, l’approbation de l’un et l’indulgence de l’autre.

Se figurer que l’ouvrage pût ne pas déplaire au « héros » c’était cependant mal le connaître. Les hommes nécessaires ont un penchant naturel à se croire immortels et quant à prévoir qu’un jour viendrait où, bénévolement, Bonaparte renoncerait à la dictature, il y avait dans cette supposition une certaine naïveté. La réponse de Lebrun, qui vivait près du maître, aurait dû commencer d’ouvrir les yeux à M. Necker et de lui inspirer certaines inquiétudes. « Je vous croyais dégoûté des constitutions, lui écrivait-il ; la vôtre nous arrive après des événemens que nous n’avons pas pu prévoir ; » et après quelques réponses aux suggestions de M. Necker en matière financière, il ajoutait : « Vous savez aussi bien que moi que, pour raisonner sur tout cela, il faut être sur le terrain. Au reste le Premier Consul connaît parfaitement la situation journalière de ses finances, et son génie aperçoit les suites de toutes les conceptions raisonnables en ce genre. »

C’était dire assez nettement à M. Necker qu’on n’avait pas besoin de ses conseils. Il en aurait pris son parti, car il avait de longue date l’habitude d’être peu écouté ; mais il ne tardait pas à être informé que le Premier Consul avait conçu de cet ouvrage une vive irritation. Pour s’en convaincre, M. Necker n’aurait eu qu’à lire les feuilles officieuses qui recevaient l’inspiration d’en haut. Toutes l’attaquaient avec une vivacité presque injurieuse ; entre autres le Mercure de France. Il avait de même l’habitude des attaques, et, plus philosophe qu’il ne l’était autrefois, « ce sentiment consolateur qu’on nomme le mépris, » comme il l’écrivait à sa fille, l’aurait aidé à les supporter. Mais ce qui le plongeait dans la désolation, c’est qu’il apprenait, à n’en pouvoir douter, que l’irritation du maître se traduisait surtout en propos contre sa fille, accusée d’avoir, en quelque sorte, tenu la plume et inspiré un ouvrage où Bonaparte voyait une critique dirigée contre son administration. Le 27 ventôse 1803, un correspondant qui ne signait point, et dont l’écriture ne m’est pas connue, écrivait à Mme de Staël et lui rendait compte d’une conversation qu’il avait eue à son sujet avec le Premier Consul. Bonaparte reprochait à Mme de Staël « de recevoir souvent ensemble des gens de tous les partis et de les recevoir aussi successivement. »