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son austérité hypocrite, où le christianisme luttait encore contre le relâchement païen. Il est même étonnant que, chez Augustin, cette crise de la puberté ne se soit pas produite avant sa seizième année. Elle n’en fut, paraît-il, que plus violente. Dans quels termes il la décrit ! « Comme une forêt pleine d’ombre, j’osai pousser toute une végétation d’amours. » Mais il n’aimait pas encore, il nous en avertit. C’était donc, chez lui, sensualité toute pure. « Des vapeurs troubles s’exhalaient des marécages de la concupiscence charnelle… Mon cœur en était voilé et noirci… Je ne gardais point la mesure, je dépassais le seuil lumineux de l’amitié… Je ne distinguais pas entre la lumière sereine de la pure affection et les fumées des mauvais désirs. » Ne précisons pas plus qu’il ne l’a voulu lui-même. Quand on songe à tous les vices africains, on n’ose presser de tels aveux. « Seigneur, dit-il, j’étais une pourriture devant la face. » Et il analyse, avec une justesse impitoyable, les effets du mal : « Je me laissais emporter çà et là, je me répandais dans les choses, je m’écoulais comme une eau vaine. » Au lieu de se concentrer et de se recueillir dans l’Amour unique, il se dispersait, il s’évanouissait dans la multitude des affections basses. Et, pendant ce temps, a tu te taisais, mon Dieu ! » Ce silence de Dieu, c’est le signe terrible de l’endurcissement, de la perdition sans espérance. C’était la dépravation complète de la volonté : il n’avait même plus de remords.

Le voilà donc comme détaché de son âme d’enfant, comme séparé de lui-même. L’objet de sa foi juvénile n’a plus de sens pour lui. Il ne comprend plus. Cela lui est, d’ailleurs, indifférent. Ainsi racontée par lui, cette première crise de la vie d’Augustin sort de l’autobiographie : elle prend une signification générale. Une fois pour toutes, sous une forme définitive et en quelque sorte classique, avec sa subtile expérience de médecin des âmes, il a diagnostiqué la crise de la puberté chez tous les jeunes gens de son âge, chez tous les jeunes chrétiens qui viendront après lui. En effet, l’histoire d’Augustin se répète pour chacun de nous. La perte de la foi coïncide toujours avec l’éveil des sens. Ai ce moment critique, où la nature nous réclame pour son service, l’aperception des choses spirituelles s’éclipse ou s’abolit chez le plus grand nombre. L’accoutumance aux brutalités de l’instinct finit par tuer la délicatesse du sens intérieur. Ce n’est pas la raison qui détourne de Dieu l’adolescent, c’est la chair.