Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/506

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ne savait, nous dit-il, que « prendre le sein de sa mère. » Cependant, il nous parle des nourrices qui l’ont allaité : sans doute des servantes ou des esclaves de la maison paternelle. Elles lui donnaient leur lait, comme, aujourd’hui encore, ces femmes algériennes, qui, en l’absence de la voisine, font téter son enfant. L’allaitement, d’ailleurs, se prolonge beaucoup plus tard que chez nous. On voit les mères, assises devant leurs portes, interrompre leur travail, pour appeler un bambin de deux ou trois ans qui court dans la rue, et lui tendre le sein. Augustin se souvenait-il de ces choses ? Il se rappelle au moins les jeux de ses nourrices, et comme elles s’ingéniaient à l’apaiser, et les mots enfantins qu’elles lui enseignaient à balbutier. Les premières phrases latines qu’il répéta, il les entendit prononcer par sa mère et par les servantes, qui devaient aussi parler le punique, la langue courante du peuple et de la petite bourgeoisie. Le punique, il l’apprit sans y penser, en jouant avec les enfans de Thagaste, de même que les fils de nos colons apprennent l’arabe, en jouant avec les petits garçons en chéchias.

Il est chrétien, il est évêque, déjà docteur révéré, consulté par la catholicité entière, et il nous raconte tout cela. Il le raconte avec un accent grave et contrit, avec la préoccupation évidente d’attribuer à Dieu, comme à la cause unique, tous les bienfaits qui ont accueilli son enfance, et aussi de déplorer ses misères et ses fautes, suite fatale de la chute originelle. Et pourtant, on devine bien que ces souvenirs lointains et si doux ont encore, pour lui, un charme, contre lequel il n’arrive pas à se défendre complètement. L’attitude de l’auteur des Confessions est ambiguë et quelque peu contrainte. Le père qui a aimé son enfant, qui s’est réjoui de ses jeux, lutte, en lui, contre le théologien qui, plus tard, soutiendra, contre les hérétiques, la doctrine de la Grâce. Il faut qu’il démontre non seulement que la Grâce est nécessaire pour le salut et que les petits enfans doivent être baptisés, mais qu’ils sont capables de pécher. Oui, les enfans pèchent, même à la mamelle. Et Augustin rapporte ce trait d’un nourrisson, qu’il avait vu : « il ne parlait pas encore, et il regardait, pâle de colère et de jalousie, son frère de lait comme si celui-ci lui volait sa part. » Les enfans sont déjà des hommes. L’égoïsme et la rapacité de l’homme mûr s’entrevoient déjà dans le nouveau-né.

Cependant, le théologien de la Grâce ne peut chasser de sa