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atteindre l’autre bord, d’où ils ne tardèrent pas à nous apprendre que, sur cette rive-là, la remontée nous serait beaucoup plus facile. Nous étions parvenus à une clairière du bois, où notre rive, elle aussi, s’abaissait sensiblement. Soudain, le maréchal nous fit arrêter, et ordonna de passer le fleuve. Il envoya d’abord, isolément, une centaine de soldats, en partie pour former une chaîne de sentinelles contre un assaut possible des Cosaques, en partie pour s’enquérir d’un chemin vers Orsza. A ces premiers passagers se joignit, — sans qu’on put les en empêcher parmi les ténèbres de la nuit, — une masse de traînards qui nous suivaient depuis Smolensk. Puis ce fut le tour des blessés, mais que Ney ne laissa partir que moyennant la promesse formelle de ne pas allumer de feux. Après quoi l’on amena sur la glace les deux canons, qui devaient être traînés par des hommes, tandis que leurs attelages suivraient à vide. Mais l’opération échoua piteusement : le premier canon, descendu de la rive sans trop d’encombre, s’enfonça vers le milieu du fleuve avec ses conducteurs ; et force nous fut ensuite d’abandonner le second, qui n’aurait pas manqué d’avoir le même sort.

Le reste de l’armée, comprenant le maréchal lui-même et son état-major, devait effectuer son passage par groupes séparés, à environ deux cents pas plus loin. Mais les troupes impatientes, à qui la rive opposée apparaissait comme un port de salut, se pressaient constamment sur la glace, si bien que celle-ci se rompit en plusieurs endroits. Des cris d’angoisse retentissaient de toutes parts ; la confusion était indescriptible ; et impossible de secourir les noyés ni de donner des ordres, dans l’obscurité complète où l’on se trouvait. Des ombres noires s’agitaient en hurlant sur le fleuve, tandis que ceux de nous qui restaient en arrière, incapables de se rendre aucun compte de la réalité, s’abandonnaient aux pires horreurs d’une imagination surexcitée. Longtemps se continua cette lutte invisible contre le fleuve. Et puis l’agitation s’apaisa. Les sauvés se taisaient d’épuisement ; aux noyés la mort avait fermé la bouche ; et un bon nombre de nos compagnons s’en étaient allés plus en amont, avec l’espoir d’y trouver une glace plus résistante. Enfin il ne resta plus, sur la rive gauche, que le maréchal et le groupe de son entourage. On avait jugé impossible de faire traverser le fleuve aux chevaux : deux ou trois tentatives avaient abouti à un désastre. Le maréchal permit aux cavaliers soit de se chercher un autre passage, ou bien de se glisser le long de la rive gauche, à l’ombre des bois, jusqu’à Orsza. Quant à nous, officiers, personne de nous ne voulait se séparer de notre chef. — Passons ! dit soudain le maréchal. Aussitôt nous nous laissâmes tomber de la rive, et chacun s’efforça de passer de son mieux, la plupart, — et notamment le maréchal lui-même, — s’aidant à la fois des mains et des pieds. Quelques-uns disparurent sous l’eau, mais furent sauvés par leurs camarades. Sur l’autre rive, ce furent les soldats qui nous facilitèrent la remontée. Et ainsi la petite troupe, trempée jusqu’aux os, arriva enfin sur la rive droite du Dnieper, échappant pour un instant à la poursuite de l’ennemi, mais infiniment plus misérable encore qu’auparavant.


Aussi bien les ennemis eux-mêmes ne pouvaient-ils s’empêcher de