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éloge unanime de l’étonnant génie militaire de leur chef suffiraient, à eux seuls, pour revêtir d’une très haute portée documentaire le nouvel ouvrage du savant historien allemand.

Voici, par exemple, l’affreuse nuit où Ney, constatant l’impossibilité trop évidente de poursuivre plus longtemps la lutte contre l’armée infiniment supérieure de Miloradowitch, se décide à tenter le passage du Dnieper ! Un officier westphalien, dont M. Holzhausen n’a point réussi à découvrir le nom, écrit à ce sujet, dans une très intéressante relation inédite :


Le maréchal nous fit arrêter et mettre en rangs. Une moitié au moins de l’infanterie avait disparu ; de la cavalerie, c’est à peine si, de temps à autre, un ou deux hommes venaient se joindre à nous ; de l’artillerie, absolument plus rien à l’exception des deux dernières pièces. Ce qui allait nous arriver maintenant, aucun de nous n’en avait l’idée. Le maréchal se taisait ; un officier qui lui avait demandé ses ordres n’avait obtenu de lui que cette réponse laconique : Patience ! Tout au plus notre chef était-il sorti un moment de son mutisme pour défendre l’allumage de feux, pour installer une chaîne de sentinelles, et pour nous enjoindre de camper là, sur la neige, auprès d’une maison abandonnée. Il avait également envoyé en patrouille plusieurs officiers, parmi ceux qui demeuraient encore valides, et les avait chargés de s’informer du chemin jusqu’aux bords du Dnieper. Au bout d’une heure, pendant laquelle l’infatigable chirurgien major du 48e régiment de ligne avait pansé une foule de blessés dans la maison transformée en hôpital, les officiers ramenèrent à Ney deux guides, un vieillard et une jeune fille. Les renseignemens qu’ils pouvaient nous fournir touchant les moyens de passer le fleuve n’avaient rien d’encourageant : mais le temps pressait, et aucun choix n’était possible. Le maréchal Ney nous ordonna de nous mettre en route, dans le silence le plus profond.

Une épaisse forêt, qui s’étendait jusqu’au Dnieper, couvrit la retraite d’une troupe qui comprenait bien encore 3 000 combattans, et qui maintenant s’avançait avec lenteur, sans bruit, sur d’étroits sentiers à peine distincts. Après deux heures de marche environ, nous atteignîmes le fleuve, et cela en un endroit où la rive tombait dans l’eau par une pente abrupte. Le Dnieper était encore gelé : mais la violente averse qui avait succédé à la tourmente de neige nous faisait craindre un prochain dégel, et d’autant plus que nos guides assuraient que le fleuve, gelé seulement depuis deux jours, était très profond et d’un courant terrible. Nul moyen de songer à traverser là. D’un gué aux alentours ni le paysan, ni la jeune fille ne savaient rien : mais tous deux affirmaient que, l’été, on pouvait passer à gué en n’importe quel endroit. Le maréchal nous fit marcher pendant plus d’une heure en amont du fleuve. De temps à autre, on essayait la glace : des hommes recevaient l’ordre d’y faire quelques pas, afin de se rendre compte de sa résistance. Chaque fois, l’expérience prouvait que la glace était assez forte pour supporter un petit nombre de passans, mais que l’on ne pouvait songer à lui confier une armée. Enfin plusieurs gaillards résolus se risquèrent à