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de malfaisans et dangereux ennemis, plus assoiffés de leur sang que les sauvages Cosaques qui ne se lassaient pas de les attaquer. De jour en jour, désormais, l’inimitié s’accentue entre les diverses sections de l’armée. « Sur la place du Marché de Kowno, — nous raconte un officier wurtembergeois, — pas un Allemand n’aurait osé venir se chauffer près d’un feu allumé par des Français ; et semblablement nos hommes n’auraient pas manqué d’assommer un Français qui se serait approché de leurs propres feux. » Encore les plus navrantes manifestations de cette haine réciproque des diverses nationalités durant les dernières journées de marche en territoire russe ne sont-elles rien au regard des incidens quotidiens de la période suivante, où les soldats allemands, accueillis à bras ouverts par la population prussienne d’Insterbourg et de Kœnigsberg, s’unissent à celle-ci pour accabler de coups et d’affronts leurs infortunés frères d’armes français.


Mais ce n’est là, naturellement, qu’un petit épisode de l’immense et poignante tragédie que fait revivre devant nous l’admirable « compilation » de M. Holzhausen ; et je ne saurais dire combien de belles pages y précèdent ces scènes lugubres des derniers chapitres, — des pages où, plus d’une fois, l’intérêt pathétique des situations se trouve accompagné et rehaussé d’un très réel agrément littéraire. Comment ne pas citer, tout au moins, la peinture que nous fait de sa première entrée à Smolensk, le 17 août, un sous-lieutenant wurtembergeois qui va d’ailleurs intervenir ensuite presque à chacun des divers actes du drame, toujours avec le même mélange de scrupuleuse fidélité historique et de naïf abandon pittoresque ?


Très vite, notre première brigade d’infanterie traversa un gué, où les hommes avaient de l’eau jusqu’aux hanches, et pénétra dans un faubourg de Smolensk que le général russe Korff continuait à défendre obstinément avec ses chasseurs. Pendant ce temps, nous descendîmes de la hauteur où nous étions grimpés, et nous réunîmes à la seconde brigade pour occuper avec elle un autre faubourg, sur la rive gauche du Dnieper. Avec la moitié de ma compagnie je fus placé dans un jardin rempli d’arbres fruitiers, tout contre le fleuve, où se trouvait déjà un jeune officier français accompagné d’une douzaine d’hommes.

Aussitôt commença une fusillade très vive, soutenue par notre artillerie dont les boulets, passant par-dessus nos têtes, allaient atteindre l’ennemi sur l’autre rive du Dnieper. Ravi du renfort inattendu que constituait pour lui notre arrivée, le bouillant officier français me saisit la main. Venez, mon ami, s’écria-t-il, partageons notre sort ! Et, me tendant sa gourde de campagne, il m’invita à y puiser une gorgée d’eau-de-vie. Mais à peine l’avais-je remercié du réconfort de cette boisson, et m’étais-je