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mes compagnons pour crier : Vive l’Empereur ! de toute la force de mon cœur et de mon gosier.


On bien qu’on lise ces quelques lignes où un médecin militaire de l’armée grand-ducale de Saxe-Weimar nous décrit sa dernière rencontre avec Napoléon, le matin même du départ précipité de l’Empereur pour Paris :


Napoléon portait une pelisse verte ornée de galons d’or et un bonnet de la même fourrure. Il paraissait grave et recueilli, mais en excellente santé. Nous contemplions, à quelques pas de distance, cet homme tout-puissant, pendant que les généraux Gratien et Viviès, avec le colonel de notre régiment, s’étaient groupés en demi-cercle autour de la calèche. On s’entretenait de l’assaut qui venait d’avoir lieu (dans la bourgade d’Oszmiany, où les terribles Cosaques de Seslawine, dans la nuit du 5 décembre, avaient attaqué la division franco-allemande du général Loison, et auraient sûrement réussi à s’emparer de l’Empereur, sans l’héroïque résistance de la petite troupe). L’assaut semblait inquiéter tout particulièrement Napoléon, qui croyait sans doute que déjà l’ennemi se trouvait informé de son départ. La personnalité de cet homme extraordinaire, les traits de son visage, le souvenir des grandes actions au moyen desquelles il avait bouleversé son temps, tout cela nous contraignait involontairement à éprouver pour lui une admiration mêlée de respect. La voix que nous entendions, n’était-ce pas celle-là même dont les moindres murmures retentissaient à travers l’Europe, décidant du sort des royaumes, et élevant ou anéantissant à leur gré toutes les renommées ?


Comme l’écrit encore un autre officier prussien, « l’indifférence avec laquelle toute l’armée a assisté à l’incendie de Moscou, la pleine certitude de vaincre qui, jusqu’au bout, rayonnait des yeux de tous les soldats, tout cela prouve assez clairement que ces masses guerrières, à quelque nation qu’elles appartinssent, avaient l’impression de former un grand tout homogène, et se trouvaient résolues à agir en conséquence. » Oui, telle est bien la conclusion qui ressort de l’émouvant récit de M. Holzhausen. Mais il n’est pas tout à fait vrai que cette profonde et admirable « homogénéité » se soit prolongée « jusqu’au bout » de la campagne. Elle a duré aussi longtemps que la Grande Armée s’est trouvée sous la direction personnelle de l’Empereur : mais il a suffi ensuite du départ de Napoléon pour la détruire irréparablement, et les derniers chapitres de l’ouvrage nouveau nous font assister à des scènes de discorde d’autant plus désolantes qu’elles succèdent à une longue période de complète union fraternelle. C’est comme si, soudain, Allemands et Français se fussent éveillés d’un beau rêve, où ils avaient vécu jusque-là en se tenant par la main, tandis qu’à présent leurs compagnons de la veille leur apparaissaient