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qui y avaient pris part, — interrogeant d’ailleurs aussi volontiers les soldats que leurs généraux, et nous révélant à cette occasion certaines figures d’humbles lieutenans, caporaux, et troupiers allemands qui mériteraient de prendre place dorénavant, dans notre sympathie, à côté des figures immortelles d’un capitaine Coignet ou d’un sergent Bourgogne.


Non pas, pourtant, que ces Allemands de la Grande Armée, y compris même ceux dont les souverains subissaient le plus à regret la domination napoléonienne, non pas que ceux-là même différassent bien sensiblement de nos « grognards » français dans leurs sentimens à l’égard de l’Empereur. Aussi longtemps du moins que Napoléon est demeuré à leur tête, leurs relations nous les montrent unanimes à l’admirer passionnément, à se consoler de tous leurs déboires en croyant profondément au triomphe final de son génie, et puis, lorsque la catastrophe est devenue évidente, à le plaindre avec le souhait et l’espoir inaltérables d’une prompte revanche. Voici, par exemple, ce que nous raconte, au début de ses curieux Souvenirs, un lieutenant prussien dont le père a été autrefois anobli par Frédéric le Grand en récompense de son zèle patriotique contre les Français :


Les trois quarts de la Grande Armée étaient faits d’hommes appartenant à des nations dont les intérêts allaient tout juste à l’opposé de la guerre commençante. Et plusieurs d’entre nous avaient conscience de cela, comprenant bien que, au fond de leurs cœurs, ils devraient souhaiter la victoire aux Russes plutôt qu’à eux-mêmes. Mais il n’en est pas moins sûr que toutes les troupes allemandes ont fait preuve d’une loyauté parfaite, toujours prêtes à combattre, le moment venu, comme s’il s’agissait de défendre leurs propres intérêts les plus sacrés. Celui qui n’avait pas devant les yeux un objet plus haut, celui qui ne luttait pas pour sa patrie, comme les Polonais, voulait du moins exalter son honneur personnel et l’honneur de sa nation, en ne permettant à aucune autre race de le surpasser. Ainsi est née, de cette multiplicité même d’élémens nationaux différens, une incessante rivalité d’endurance et de bravoure. Quelque jugement que l’on portât, à part soi, sur Napoléon, qu’on l’aimât sans réserve ou qu’on le haït, il n’y avait à coup sûr personne, dans toute l’armée, qui ne le tint pour le plus grand et le plus expérimenté des capitaines de tous les temps, personne qui n’éprouvât une confiance illimitée dans son génie et dans l’infaillible réussite dernière de ses combinaisons. En tout endroit où l’Empereur daignait se laisser voir, le soldat, français ou allemand, se croyait assuré du triomphe ; et à peine l’avait-on aperçu que, de tous côtés, mille voix criaient : Vive l’Empereur ! L’éclat aveuglant de sa grandeur m’avait dominé, moi aussi, et m’avait bien vite amené à ressentir un enthousiasme respectueux que j’exprimais en joignant ma voix à celle de