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encore le troisième acte où Lucrèce, dans une sorte de stupeur, s’entend conseiller tour à tour par sa mère, par son confesseur, et par son mari lui-même, d’avoir à tromper ce mari. Il est particulièrement bien en scène et farci de plaisanteries grasses et bons mots de gueule.


On sait que M. Vilbert, qui est une gloire de nos cafés-concerts, a été engagé à l’Odéon pour jouer les grands rôles de la comédie classique. Il n’avait pas mal réussi dans le Malade imaginaire. Il vient de s’attaquer à Turcaret, et, à mon sens, avec moins de succès. Non certes qu’il n’y soit pas amusant. Il y est fort amusant au contraire. Il y met beaucoup de gaieté. Il fait de Turcaret un fantoche des plus réjouissans. C’est bien ce que je lui reproche. Par là il fausse le rôle, qui a des dessous de profondeur et d’horreur et qui vaut par ces dessous. Si la pièce eût été seulement amusante, elle n’aurait pas si fort soulevé contre l’auteur tout le monde de la finance. Mais les traitans ne se méprirent pas à la cruauté de la satire qui dénonçait le scandale de leur fortune et l’intolérable abus de leurs exactions. Pour la première fois, l’homme d’argent était mis à la scène et peint en pied avec une vigueur qui n’a pas été surpassée. D’ancien laquais pour être devenu l’un des plus puissans manieurs d’or de son temps, combien il faut que Turcaret ait dépensé d’énergie et fait taire de scrupules ! Combien de ruines a-t-il accumulées et combien de larmes ont fait couler ses brigandages ! Un entretien avec son premier commis ouvre un jour sinistre sur le genre d’opérations auxquelles il se livre. Pour ceux qu’il rançonne, il est sans merci. C’est l’âme pétrie de boue et de sang, dont parle La Bruyère. C’est l’homme de proie... Il est vrai que, dans l’aventure qui fait le sujet de la pièce, il est la dupe de tous, la risée universelle. Mais c’était la règle, dans notre ancien théâtre, qu’une comédie devait se tenir au mode comique et ne présenter ses personnages que sous l’aspect où ils prêtent à rire... Le drame court en dessous, affleurant seulement par endroits. Le ton est celui de la bonne compagnie sans fâcheuse insistance et déclamation qui sent son homme mal élevé. L’impression, que ne gâte aucun facile étalage de noirceur, n’en est que plus forte.


RENE DOUMIC.