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fils de la maison, ouvre sur elle des yeux ahuris et charmés. Un contentement se lit sur tous les visages, épanouit ces figures placides, élargit encore ces larges faces, éclate en gros rires, en plaisanteries énormes, en pesantes facéties, — et nous-mêmes nous nous dilatons dans cette atmosphère de gaieté innocente et de bonhomie.

Trois ans après. Il va sans dire que tous les hommes de la pièce tournent autour de Claire Frénois. La jeune fille fait collection de déclarations amoureuses, qui ne varient que dans la forme et en raison de l’âge et de la condition sociale du soupirant. Le flirt du commis voyageur est avantageux et jovial, comme au temps de l’illustre Gaudissart. L’amour d’Antoine, le magasinier, est timide et pleurnicheur, comme il convient à l’amour des humbles. Les propositions du vieux et riche M. Amelin sont éminemment sérieuses. Au milieu de toutes ces ardeurs qui flambent autour d’elle, Claire évolue avec une indifférence aisée, car elle aime le jeune André Deridder et, si elle ignore qu’elle en est aimée, ou si elle doute qu’elle doive l’épouser au dénouement, c’est qu’elle le veut bien.

Au troisième acte, cet heureux événement s’accomplira, à la satisfaction générale, après que nos deux amoureux auront dûment passé par ces étapes du pays de Tendre qui sont le dépit, la jalousie, la crise de nerfs et la crise de larmes. Cela ne va pas sans quelque fadeur ; mais nous assistons en même temps à l’apothéose de M. Deridder, et c’est la meilleure partie du spectacle. Tous les autres personnages sont inexistans, au point qu’il est difficile d’exister moins ; mais celui-ci est une bonne caricature du bourgeois belge pour faire suite à beaucoup de caricatures fameuses du bourgeois français. Il vient d’être décoré et se lève à la fin du banquet où des flots de Champagne arrosent sa croix. « Je fais maintenant partie de cette phalange d’élite qui se serre autour du trône et des institutions nationales. Je saurai me serrer... » C’est Joseph Prudhomme brandissant ce sabre qui est le plus beau jour de sa vie. L’histoire de cette décoration, telle que la raconte le décoré lui-même, est d’une bonne bouffonnerie. Le roi des Belges, visitant l’exposition de l’ameublement, avise le stand du tapissier garnisseur : « Votre compartiment est très gentiment décoré, monsieur Deridder. — Sire, je dis, vous aussi vous savez quelquefois gentiment décorer... Là-dessus il s’en va. Et c’est comme ça que j’ai reçu l’ordre de Léopold. » Car pour recevoir, le meilleur moyen qu’on ait encore trouvé, c’est de demander. M. Deridder est ingrat : uniquement redevable de sa fortune soudaine à sa demoiselle de magasin, il n’en sait de gré qu’à lui-même. Vertueux, tant que les temps furent