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le mieux pour le fils d’un tapissier est de ne pas se lancer dans la littérature, car on n’est jamais sûr de s’y appeler Molière.

Vous souvenez-vous du premier acte d’une comédie de Sardou intitulée Maison neuve ? On y opposait les saines pratiques du commerce d’hier au bluff du commerce de demain. Ainsi le bon M. Deridder, avec une sorte de lyrisme bourgeois et pot-au-feu : « C’est dans cette petite salle à manger, où on est obligé d’allumer le gaz à deux heures de l’après-midi, que mon grand-père, mon père et moi après, on attendait avec anxiété que la porte de la boutique s’ouvre. C’était une petite sonnette qui vous appelait ; — le jour d’aujourd’hui c’est un timbre ; — et quand on entendait : Ding ! on se levait plein d’espoir. On pensait : C’est peut-être la fortune qui entre ; on prenait son sourire de commerçant, et on allait, un peu inquiet, au-devant du client. Mais on recevait aussi poliment le client d’un franc, que celui de deux cents. On n’a jamais été honteux de faire seulement un franc d’affaires, car mon grand-père se disait : C’est encore pour Gustave ; comme moi je me suis toujours dit : C’est pour André et pour Lucette. » Nous songeons à ces maisons d’autrefois où le patron avait sa femme pour teneuse de livres et son fils pour premier commis, tandis que l’apprenti, qui faisait partie de la famille, n’attendait que d’avoir fait son chef-d’œuvre pour épouser la fille du maître qui l’avait accueilli, dénué de tout, sauf de courage et d’espérance. Nous prenons sur le vif le labeur et les soucis du marchand, ses ruses et ses manigances. Le tableau, peint à petites touches, donne, par l’accumulation des menus détails, une impression de vérité.

C’est dans ce magasin endormi et suranné qu’arrive Claire Frénois, comme jadis la Marianne de Marivaux débarqua chez les demoiselles Dutour. Elle est de bonne famille, elle a fait de brillantes études, elle a son diplôme de régente et pas de place : mieux vaut servir dans un magasin que mourir de faim à côté d’un brevet. — Il paraît qu’en Belgique comme en France un vent de faillite souffle sur les carrières libérales. — Désormais la comédie réaliste va peu à peu dévier vers la comédie romanesque. La charmante fille, que Deridder a engagée comme demoiselle de magasin, n’est pas une simple midinette de là-bas : c’est une fée, une mascotte, un porte-bonheur. D’un coup de sa baguette, elle transforme la vieille maison et la rajeunit à l’image de sa propre jeunesse. Elle vend les mobiliers deux fois leur prix, ce que l’autre morale peut flétrir à son aise, mais que recommande la morale du commerce. Elle attire les cliens par ses grâces décentes et les retient par son honnête coquetterie. André, le