Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/439

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

buveurs et leurs grâces de lourdauds. La première qualité d’un portrait c’est qu’il ressemble, et le mérite d’un tableau d’intérieur c’est qu’il nous donne l’illusion d’être transportés dans cet intérieur. Toute proportion gardée, nous avons la sensation que les magots de MM. Fonson et Wicheler ressemblent et qu’avec leur demoiselle de magasin nous entrons vraiment dans un magasin dont on a reproduit pour nous, avec minutie, patience et scrupule, le décor habituel et la vie quotidienne, les choses et les gens surpris dans leur intimité.

M. Deridder est tapissier garnisseur dans une rue de Bruxelles ; il l’est comme l’était son père, et comme tous les Deridder, depuis qu’il y a des Deridder à Bruxelles, ont été, de père en fils, tapissiers garnisseurs. Seulement, tout change, ou devrait changer ; et, faute de changer suffisamment, le commerce de M. Deridder périclite. Ses affaires vont mal. Cela le met de méchante humeur, et, comme il est naturel, il s’en prend de sa propre impéritie à tous ceux qui l’entourent et qui n’en peuvent mais : à sa femme et à ses enfans. Mme Deridder se promène en ville et fait des visites, comme une dame : est-ce là ce qui convient pour la femme d’un tapissier ? Lucette apprend le piano ; si encore c’était pour y jouer la Prière de la Vierge, mais voilà qu’elle se met au Wagner ! André va à l’Université, comme un fils de famille, et dédaigne le magasin paternel, qu’il qualifie irrévérencieusement de boutique. Ce mot de boutique provoque chez le bonhomme Deridder une belle indignation et lui inspire une tirade, renouvelée de la scène des portraits dans Hernani, ou encore de l’apostrophe fameuse de Gaston de Presles dans le Gendre de M. Poirier. « Une boutique ! Vous voyez ce pupitre ? C’est là que Jules-Joseph-Octave Deridder, mon grand-père, inventeur breveté du guéridon à rallonges, dont la noble tête blanche de vieillard était le respect de toute la rue où il était le plus gros commerçant, faisait sa comptabilité. Vous voyez cette vitrine ? C’est là que Jean-Marie-Clément Deridder, mon père, à qui sa compétence valut la sollicitude du monarque sous la forme d’une croix commémorative, exposa pour la première fois la floche en argent filigrane que vous pouvez voir maintenant se balancer dans toutes les chapelles ardentes. Ce plafond, c’est le plancher de la chambre où Gustave-Adolphe Deridder, ici présent, a vu le jour. Nous l’avons tous tenue, cette boutique, comme vous dites... » Ce qui rend cette fureur comique et en fait un agréable trait de mœurs, c’est qu’ici le seul coupable est Gustave-Adolphe Deridder et qu’il se fait son procès à lui-même. Il est parent de ce cabaretier de M. Brieux qui se repentit si fort d’avoir fait étudier Blanchette. Et il s’aperçoit, un peu tard, que