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un appartement meublé à louer, cela ne se remarque pas ; mais pour peu que vous vous mettiez à louer le quartier garni du second, cela semble drôle. Dans une pièce française, un jeune homme fait ses études de droit ou de médecine ; ici le fils Deridder apprend pour avocat, tandis que le fils van Peteghem, de l’épicerie van Peteghem, apprend pour médecin. On cueille au passage mille et une gentillesses du goût de celles-ci : « Moi, je ne veux pas que ça reste traîner... Savoir le piano, ça n’est jamais lourd à porter, n’est-ce pas ?... Un imbécile, ça j’étais... Les van Campenhout sont trop courts d’une demoiselle de magasin... Bruxelles, ça est une ville où il sait pleuvoir, etc. » Cela fait rire. Pourquoi ? Rien de plus obscur, comme vous le savez, et de plus difficile à définir que les causes du rire. Le plus pénétrant des philosophes d’aujourd’hui, — c’est M. Bergson que je veux dire, — n’y a pas réussi plus que les autres. On distingue toutefois dans le rire une certaine part de surprise : il faut qu’on soit un peu dérangé de ses habitudes et sollicité par quelque chose de légèrement insolite. Ces manières de parler ne sont pas celles qu’on emploie autour de nous le plus ordinairement. A les entendre et les traduire sur-le-champ, nous éprouvons une petite satisfaction d’esprit, un plaisir de gymnastique intellectuelle. Ajoutez un certain sentiment de supériorité, qui vient de la conscience que nous avons de savoir notre langue. Nul peuple autant que le nôtre ne tire vanité de parler sa langue avec pureté : c’est à la fois un instinct de la race et le résultat de ce long travail que chez nous grammairiens et critiques ont, de tout temps, fait sur les mots. Dans aucun autre pays que le nôtre, l’entrée d’un mot dans le dictionnaire n’est un événement de la semaine.

La manière belge, dans la Demoiselle de magasin, ne se réduit pas d’ailleurs à l’emploi de quelques tours de phrases. Il y a plus et mieux. Les historiens de l’art s’accordent à louer le réalisme minutieux qui fait l’originalité de la peinture flamande : on le retrouve jusque dans une piécette comme celle-ci, toute romanesque et conventionnelle qu’elle soit. « Otez de ma vue ces magots ! » disait Louis XIV. Et ce mot, qu’on a tant raillé, lui fait honneur, s’il signifie que pour un contemporain de Racine, de Mansart, de Le Nôtre, et de Poussin, il n’y avait point d’art là où ne brillait aucune lueur d’idéal. Mais depuis lors, notre goût s’est fait plus large ou plus élastique. Moins délicats, nous sommes devenus moins exclusifs. Il nous a semblé que des buveurs affalés autour d’une table, ou des paysans qui dansent lourdement devant une auberge suffisent à un chef-d’œuvre, pourvu que le peintre ait rendu avec fidélité leurs attitudes de