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Pourtant, sa lassitude ne l’effrayait pas ; il avait la pensée en repos. Perdait-il un ami de sa jeunesse, il songeait : « Le flot montant nous pousse et nous resserre encore ; ne nous attristons pas... c’est la brise du soir, la brise de terre qui pousse les barques hors du port, vers la haute mer et l’au-delà sans fin des belles nuits étoilées... »

La vie était encore la plus forte. Albert Sorel gardait cette sérénité du cœur qui n’a jamais trahi sa foi. Au début de son existence, il avait trouvé Albert Eynaud, pour le comprendre, pour le deviner, pour le conduire au seuil de l’œuvre. Quand elle fut achevée et couronnée, il voulut rendre un hommage aux collaborateurs anonymes qui avaient édifié son esprit. Bien que, par respect pour la mémoire de mon père, je me sois imposé la discrétion qu’il m’eût ordonné de garder, je considère comme un devoir de citer ces lignes qu’il m’adressa, au lendemain du prix Osiris, le 16 mars 1906 :

« A chaque étape de ma vie, j’ai pensé et je pense encore aux deux femmes qui m’ont soutenu, dont l’une m’a porté, enfanté, nourri, élevé à la tendresse et au bien, et l’autre inspiré, fait homme, donné... la maîtrise de moi-même : ma mère et ta mère. »

Ceux qui voient dans Albert Sorel un doctrinaire se trompent étrangement sur son caractère. Il savait trop après quels combats on arrache au doute l’espérance. Aussi bien, la tradition n’est pas un terme abstrait, une formule d’éducation ; elle est la source de la vie, elle est le fruit de l’amour, protégé contre les intempéries du présent par la volonté d’être soi-même, qui se perpétue :

« L’idée de suite et de continuité, de tradition et de dévolution, dont je suis si persuadé et si épris, m’écrivait-il, le 1er septembre 1902, n’est pas une vue rétrospective seulement, c’est une vue projective, et elle implique qu’il en ira de demain comme d’hier, et de nous et de nos enfans comme de nos pères et de nous. Autrement, ce serait fini et de nous et d’eux. Mais qui dit évolution, dit germe puissant, capable d’évoluer ; et c’est, étendue à toute une nation, cette intimité du fond naturel, de nature, qui fait l’intimité si douce d’un père et d’un fils... »

Et c’est pourquoi, il y revient par le mouvement naturel de l’intelligence et de la sensibilité. Cette pensée est celle qui