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de la société, avec un fond de positivisme, plus résigné que satisfait, et, derrière le mur, un espace ouvert au rêve, je considère la vieille machine du monde qui roule, qui évolue, je tâche de comprendre comment et de la décrire.

« … Empirique, je suis travaillé d’aspirations vagues, d’espérances incertaines et s’il n’y avait pas un peu de clair de lune pour jeter sa fantasmagorie sur mon horrible réalité, je n’aurais ni sommeil, ni sourire. J’adore la musique. Voilà comme tout se complète et se retourne. »

C’est lui-même qui, en ces termes, se confiait à son fils le 3 septembre 1899.

Impitoyable dans l’analyse de son caractère, méticuleux dans l’étude des moindres traits de son esprit, il sait établir le choix dans les souvenirs. Si bien que l’énergie s’accusant, la patience le sauvant du doute, sa destinée morale se confond avec celle de son œuvre. « L’histoire, c’est nous-mêmes à travers le passé. »

Le pessimiste, souvent troublé par le présent, le pessimiste, incisif, intellectuel et dérouté de 1864 à 1872, s’apaise par l’étude de l’histoire : le petit fait n’a de valeur que dans la mesure où il collabore à l’ensemble et s’en dégage. L’homme est une réalité concrète qui agit avec, par ou pour les événemens et tient la barre de l’esquif ballotté par la tempête. Voilà donc le déterminisme réduit à sa part restreinte ; voilà l’État et les nations sortis de l’abstraction, par leur effort volontaire d’exister par eux-mêmes : l’historien, témoin souvent angoissé du présent, conclut à l’optimisme pour l’avenir, à l’optimisme conquis, voulu, qui naît de la patience parfois cruelle, comme l’espérance chrétienne de la douleur.

Les dernières années d’Albert Sorel furent adoucies par cette confiance dans les destinées de son pays : c’était l’heure du crépuscule, l’heure à laquelle les vallées s’emplissent d’ombres et, de la hauteur qu’il avait atteinte, il ne voulait pas abaisser ses yeux, avides de lumière. Il les portait sur les chaînes de montagnes, au-dessus des nuages, illuminées par les derniers feux du couchant, sur la mer aussi : là, les ondes affluaient avec la marée nouvelle. Parfois, il était ébloui par ces suprêmes clartés ; rayonneraient-elles sur son œuvre, comme elles rayonnaient sur son âme ? « Je me demande si je finirai jamais ce livre, ma grande ambition, le souffle et l’intérêt de ma vie… »