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gras de 1810. La réalité ne comporte point ces démembremens des hommes et des choses. Qui ne voit la suite, l’enchaînement, les proportions, ne voit point la nature et se place en dehors d’elle. Une fois entrée dans mon esprit, cette idée me posséda. Je ne l’ai pas inventée, je l’ai reçue de plus grands que moi ; c’est un héritage, j’en ai vécu. »

Des voix autorisées comme celle de M. Gabriel Hanotaux, dans une page définitive, ont fait le parallèle entre Taine et Albert Sorel. Lui-même, dans son discours de réception à l’Académie française, a rendu à son maitre, devenu son ami, le témoignage qu’il devait lui apporter. Toutefois, me semble-t-il, le prestige exercé par le philosophe sur l’historien tient à des causes plus profondes et plus subtiles, que l’étude de certains textes m’a révélées. Je connaissais, pour l’avoir souvent entendu dire par mon père, quelle était son admiration pour les Philosophes français du XIXe siècle. Il y avait trouvé la réfutation la plus incisive des doctrines philosophiques officielles auxquelles le grand écrivain opposait la maîtrise de son caractère et sa superbe ironie. Avec cela, un sentiment d’une extraordinaire vigueur morale, une inspiration bien française, qui reliait la pensée contemporaine à la pensée classique. Or, c’est en 1872, le 7 juillet, au moment même où l’idée encore embryonnaire de son œuvre lui apparaît, qu’Albert Sorel songe à faire « une réfutation des sophismes politiques. » Cherchons-là les affinités entre ces esprits ; la méthode de Taine, auteur des Philosophes français, se rapproche plus de la méthode de Sorel, historien de la Révolution, que celle de l’auteur des Origines de la France contemporaine, mise au service de son investigation historique. De la philosophie de l’un et de l’histoire de l’autre, se dégage une sensation de vie, et cette sensation, Taine ne la donne pas en parlant de la Révolution : il y est abstrait, autant qu’il est réaliste dans les Philosophes français et que l’est Sorel dans son livre.

Mon père m’écrivait le 15 septembre 1900 :

« D’après Taine, la France aurait dû mourir d’un vomissement de sang, d’une frénésie alcoolique, d’une indigestion de sophismes, et il y a eu le Consulat, c’est-à-dire la plus formidable expansion de force physique, d’énergie, de force d’État. Après 1870, il y a eu la défense nationale et l’œuvre de reconstitution, — qui se dissout maintenant et qu’il faudra reprendre, —