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qu’il divisait en autant de colonnes qu’il y avait de pays ou de groupes de pays, raconte Emile Boutmy. Il marquait, dans chacune de ces colonnes, les événemens de quelque poids qui pouvaient avoir exercé une influence. Ces événemens étaient portés à leur date précise, par exemple « le 18 juillet 1795, dans la matinée » et ils figuraient seuls sur une ligne laissée vide dans les autres colonnes. Ainsi, l’ordre des faits devenait quelque chose de sensible et de palpable. »

Je n’ai point qualité pour répondre, ici, aux critiques soulevées par les derniers volumes. Albert Sorel avait élaboré son œuvre en toute conscience et était remonté patiemment aux sources authentiques. On lui a reproché de publier coup sur coup les quatre tomes de la fin : les recherches étaient terminées depuis plus de dix ans, lorsqu’il fit imprimer l’œuvre. S’il n’avait pas l’outrecuidance de croire qu’il eût fouillé toutes les archives d’Europe, ce qu’une vie humaine, livrée à ses seules ressources, ne suffirait pas à réaliser, il était en droit de déclarer que les documens qu’on lui reprochait d’ignorer ne modifiaient en aucune façon ses vues d’ensemble. « Je les ai lus, — m’écrit-il le 13 octobre 1904 à propos de certains papiers qui venaient de paraître ; — je les ai lus, comme j’ai pu ; ce qui est sûr, c’est que je les ai lus... Ma conscience est tranquille sur ce point... » Ce qu’il a vu, il ne l’a point vu « avec des lunettes officielles. »

Il me serait facile, à l’appui de mon affirmation, de citer les extraits de ses lettres, dans lesquelles, au jour le jour, il me tenait au courant de son labeur.

Albert Sorel a lui-même exposé ses idées sur les ensembles et les détails en histoire : je renvoie mes lecteurs à ses Nouveaux Essais d’Histoire et de Critique. Toutefois, ce fragment inédit d’un discours déjà cité éclaire sa pensée :

« Les documens sont les témoins indispensables, mais il y a 

dans l’instruction de ces grands procès, comme dans celle des plus minces, les faux témoins, les témoins abusés et les témoins bavards : ces derniers sont la foule. Les documens sont l’œuvre des hommes et ils sont comme les hommes qui les ont faits, fourbes, incertains, trompeurs, passionnés, par-dessus tout insuffisans et médiocres. L’histoire y cherche sa vie ; ils n’ont pas été faits pour l’histoire. C’est peu de chose — encore que ce soit la chose élémentaire de ces études — que d’apprendre à en critiquer l’origine et l’authenticité, cette critique externe, comme on l’appelle.