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mais on a changé tout cela. Tout État qui est fort tend à s’accroître, tout État qui est faible s’ouvre aux convoitises des étrangers. Il y a des ambitieux, des habiles, des imbéciles. Cela est de tous les temps et c’est ce que je montre au XVIIIe siècle, et c’est ce qu’on voit de nos jours. Mais on se figure, — ou l’on voit autre chose, et on est la dupe de la représentation de gala qui se donne aux chancelleries et dont les journaux font de si complaisans comptes rendus. Il est possible que, si on me lit, on me trouve dépourvu d’élévation, positif ; de là à positiviste, darwiniste et transformiste, il n’y a qu’un pas. Je le dis en riant : il est sûr que je ne suis pas dans le ton des idéologues d’aujourd’hui et que je m’en fais honneur. Si on pouvait lire cela avec un peu d’attention, on réfléchirait un peu sur tous ces fameux systèmes d’alliance auxquels il ne manque que… les alliés. »

Taine l’en félicita : « C’est déjà beaucoup d’être lu par vous, lui répondit Albert Sorel, il n’y a pas d’encouragemens auxquels je tienne autant qu’aux vôtres. »

Le voici donc en plein travail, en pleine évolution. Le professorat le force à rester en contact permanent avec la vie contemporaine : mais il ne s’adresse pas exclusivement à son auditoire de futurs diplomates ; sa parole porte, aussi, dans l’enseignement primaire. Jules Ferry l’a chargé d’un cours à l’École normale de Fontenay-aux-Roses que dirigeait alors Félix Pécaut. Le 13 juin 1881, il l’annonce à Taine :

« J’ai à faire en six semaines huit leçons d’histoire générale et élémentaire — moderne — à l’École de Fontenay ; cela m’intéresse, cela peut être utile, mais il faut être précis, simple et intéressant, et c’est bien difficile et bien long et bien compliqué. »

Je me souviens, à cette époque, avec quelle admiration, — qu’il conserva toujours égale à elle-même, — mon père me parla des manuels de M. Ernest Lavisse. Il les citait en modèles. Il me les faisait lire, les commentait pour moi, enfant, et plus tard, il m’expliqua quelle noble inspiration nationale avait dicté ces livres, où les Français du peuple apprenaient l’histoire de leur pays, racontée dans un style souple et vigoureux et dans lesquels les savans pouvaient puiser à nouveau les .sentimens toniques qui vous sauvent à jamais des contagions du cosmopolitisme.

Albert Sorel avait désormais « la passion de l’histoire. »