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siennes ; elles perçaient, quel que fût son désir d’impartialité. Mais, je dois à la vérité de dire, — et de redire encore, que jamais, ni de près, ni de loin, à aucune époque de sa vie, Albert Sorel n’a obéi à un mobile intéressé, ni à une pression officielle ou officieuse pour tracer une ligne de sa main. Tout le prouve, — non seulement la dignité de sa vie, mais encore son caractère. En 1870, le directeur d’un périodique considérable demande un article à Sorel sur les causes de la guerre et le dénouement probable, en lui proposant un schéma. Voici ce que Sorel en pense :

« Je lui ai répondu que je serais trop heureux de contribuer en quoi que ce soit à nos intérêts, mais qu’on ne peut parler que de ce qu’on sait et que je ne sais rien, que dans des questions aussi graves, il faut avoir la bride sur le cou, être maître de sa plume, écrire avec feu, — mais, s’il faut ménager l’un et l’autre, dissimuler ceci ou cela, subir les corrections et passer par « la détrempe » des chefs, signer en un mot un factum administratif — jamais... Ecrivain libre, il y aurait eu beaucoup à dire et de bonnes choses, — copiste à dictée, il n’y a qu’à se taire. »

Il rencontra, — comme pour la Grande Falaise, ainsi qu’en témoigne la lettre qu’il m’adressa le 9 octobre 1894, — le plus chaleureux accueil pour la Guerre franco-allemande chez ses amis Delaroche-Vernet. Ils avaient trouvé un éditeur pour son premier roman ; ils en trouvèrent un pour ce livre d’histoire qu’Eugène Plon s’empressa d’imprimer. Dans cette même lettre, Albert Sorel me faisait part, — c’était peu de mois après son élection à l’Académie française, — du souvenir qu’il gardait de ses débuts :

« Je ne puis plus dire que je suis méconnu ou incompris. Si je le suis et le serai toujours des gens du monde et des journaux du boulevard, je l’attribue précisément à ma principale qualité, qui est le besoin de précision, et le besoin de n’être pas dupe des phrases. Cela exige de l’attention et cela contrarie les habitudes et dérange les formules. Il faut bien que je reconnaisse quelques qualités de ce genre à la Guerre franco-allemande, — qui m’a tant fait souffrir, — puisque, au bout de vingt ans, elle reste si pénétrante et si robuste : mais qu’elle a surpris et blessé, par cette manière de porter à fond et de promener partout le scalpel et le bistouri ! »