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qui est un homme à part dont on doit se servir ; » désormais, à toute occupation sauf au roman, qu’il cultive encore avec le Docteur Egra, il préfère la critique historique et politique. « Je crois que le genre est plus vrai et aussi que j’y peux marquer mieux ma place. »

C’est de cette époque, — 1872, — que date son intimité intellectuelle avec Gaston Paris, la plus précieuse pour lui, avec celle d’Albert Eynaud, me dit-il, cette intimité qui, si les deux amis ne pensaient pas toujours de même sur les événemens contingens, exerçait une influence réconfortante sur son esprit, par la prodigieuse étendue des connaissances du savant et la lucidité de sa critique.

Les débuts à l’Ecole des Sciences politiques marquent une période heureuse, entre toutes, dans la vie d’Albert Sorel. Les circonstances le secondaient : il savait les utiliser, souvent les dominer ; indépendant d’esprit et de caractère, il avait le droit de parler de la liberté de l’homme et des nations dans l’histoire. Ennemi des intolérans, il prononcera « son éternel réquisitoire pour Danton contre Robespierre » et c’est lui même qui définira, dans une lettre qu’il m’adressait le 20 avril 1900, l’inspiration de son enseignement :

« Être soi-même, voilà le point. En histoire, on distribue le blâme, l’éloge, — on peut être juste, — on est loin, on est dehors ; — en politique, on ne peut pas : on est dans le courant, on barbote, on s’éclabousse...

... « Ce que je pense de l’existence nationale de la France, tu le sais : c’est le fond de mon livre de la Révolution : la nation y est tout, les hommes peu de chose. Sieyès (une de mes bêtes noires...) disait : « Nous avons fait la grande nation. » Il disait une grande sottise. La nation l’a fait et elle a fait de plus grands que lui, le plus grand de tous...

« Ce que je vois en France, je le vois et je m’efforce de le comprendre chez les autres peuples. Ils ont droit à la même justice que nous. C’est aussi beau chez eux que chez nous, et c’est le fond de nos luttes, et comprendre ce fond humain de ces luttes, c’est le seul moyen de les atténuer, de les retarder. C’est le fond de mon histoire et de notre Traité du Droit des Gens.

« Si je n’ai jamais, à l’Ecole, froissé un étranger, si je me suis fait tant d’amis en tout pays, c’est que j’ai toujours pensé et que cette pensée m’a toujours guidé : j’aime ardemment mon