Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/417

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petits succès et j’avais une volonté trop vieille, trop éprouvée pour compter encore avec les découragemens. »

Mais il fallut compter avec les difficultés de toutes sortes. M. Desprez, alors directeur politique, n’entendait point qu’Albert Sorel en prit à son aise avec le ministère, où il se rendait désormais fort irrégulièrement : sa vocation lui donnait cette audace paradoxale. En dépit de la bonne grâce avec laquelle le traitait M. de Courcel, il ne parvenait pas à trouver le temps nécessaire pour son travail. Il eut un entretien, dont la relation, écrite de sa main, dénote son inquiétude et les sentimens qu’il garda désormais à son chef. M. de Courcel lui répondit : « Suivez votre voie. » Albert Sorel est, théoriquement, décidé à prendre un congé ; il ne touche plus son traitement, il est soutenu, et néanmoins sa situation n’est pas nette ; il a besoin de toute sa liberté : ce fut le seul motif, — il y insiste, — qui l’engagea à solliciter une audience de son ministre, M. de Rémusat ; il l’obtint quelques jours plus tard : « Le ministre, dit-il, m’approuva ; il en avait agi de même autrefois, il me comprenait et, du moment que ce n’était pas une démission définitive, il me l’accordait. »

La date fixée pour l’ouverture de l’École approchait, « J’arrivai ainsi jusqu’en janvier (1872). J’avais quelques notes et des lectures d’ensemble. Le 6, rien n’était fait ni précisé... Ma première leçon était le 15. C’était la grande bataille de ma vie. Si je réussissais, je gagnais la partie, — et je n’avais ni expérience, ni conseils, ni préparation. Quand j’y pense, je m’étonne d’avoir si bien gardé mon sang-froid, — moi si troublé des moindres démarches et affaires diplomatiques, — embarrassé de toutes les difficultés et rapports administratifs. Je pensais à l’avenir, à la liberté, à mes chères études... et je travaillais, sans me demander si je réussirais, résolu à tenter une autre fortune — si je manquais celle-là. — Pour comble d’intimidation, — j’ouvrais l’École.

« J’eus un vrai, un franc succès...

... « Je cessai d’être un rouage plus ou moins doré d’une machine, je commençais à être quelqu’un. Taine, après trois leçons, me dit : « Vous avez trouvé votre vocation, vous êtes né professeur. » Bref, je reçus de grands encouragemens... Je ne touchais pas le but, mais j’étais sur la voie. »

L’homme, enfin, se découvre lui-même : « Mon but est d’agir.