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ambassade : le projet avorta. Qu’adviendrait-il de lui ? Serait-il condamné à la bureaucratie ?

Taine le sauva. Sorel l’avait connu à Tours ; il lui avait été présenté par Denuelle, beau-père de l’illustre philosophe. Quotidiennement presque, le jeune diplomate fut admis à se promener, des heures durant, avec l’auteur des Philosophes français : il sut se faire deviner, il sut se faire comprendre, et c’est ainsi que Boutmy, cherchant un professeur pour la chaire d’histoire diplomatique, choisit Sorel, sur la proposition de Taine.

Il faut avouer que, jusqu’à cette date, Albert Sorel avait sans cesse hésité dans ses décisions. Ses succès mêmes, à la Revue des Deux Mondes, ne le contentaient pas : il affectionnait alors les lettres et ses romans, comme l’enfant d’un grand amour, né avant le terme : la mère le chérit plus que l’enfant encore inconnu qu’elle porte... Le plus chétif aura toujours sa secrète prédilection, parce que plus difficile à élever, peut-être... Et puis, Sorel ne se sentait pas tout à fait à l’aise dans les sujets trop actuels, que ses fonctions lui défendaient de traiter en toute indépendance d’esprit. Il éprouvait de la peine à s’expliquer ; il était étouffé par la réserve qu’il s’imposait, les idées qui fermentaient et son doute sur ses facultés d’homme d’action.

Or, l’École libre des Sciences politiques réclamait un professeur qui se consacrât au relèvement national : tel était alors le programme qu’elle se proposait d’élaborer et qu’elle appliqua dans la suite. Le pessimisme avait envahi Albert Sorel : plus que jamais, il désirait s’éloigner des affaires et de la politique : déjà, il regrettait, presque, d’avoir quitté Honfleur : « Avec le temps que je perds à Versailles, j’aurais fait une fortune, peut-être même une carrière de député. » S’il se fût agi de se vouer aux lettres, de prendre une détermination irrévocable, on peut supposer qu’il eût tergiversé. Il avait le sentiment instinctif de défiance contre le bonheur, qu’éprouvent ceux qui le croient trop éloigné pour l’atteindre jamais... Ici, la vocation est spontanée.

« C’était la porte de sortie qui s’ouvrait, écrit-il, — le milieu, le groupe, le cercle tant cherchés... Je n’avais jamais parlé... si j’échouais. — Je fus décidé pourtant, dès le premier moment. Il ne fallait pas laisser échapper l’occasion. Si je ne réussissais pas, je recommencerais d’un autre côté. J’avais eu assez de