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de sa famille, il ne voulait pas demeurer à Honfleur, se consacrer aux affaires, et, bien qu’il eût songé vaguement au conseil général, puis, dans un avenir plus ou moins éloigné, à la députation, il se sentait attiré par l’existence indépendante : le démon des lettres le tourmentait. Afin de l’assagir, sans doute, on l’avait engagé à entrer dans la magistrature : son intime ami Albert Eynaud l’en dissuada et lui représenta la carrière diplomatique comme une carrière de pure apparence, qui laisserait tous les loisirs possibles à sa fantaisie.

Les décisions promptes n’étaient pas un goût en vigueur chez les proches d’Albert Sorel. Sur leurs conseils, il partit pour l’Allemagne, afin de visiter l’étranger, afin de se donner, aussi, le temps de réfléchir. Les notes qu’il conserva de son séjour à Berlin trahissent une extrême agitation cérébrale ; il est irrésolu, désemparé, sans défense contre ses tourmens d’homme et d’écrivain. Était-ce un signe précurseur de la maturité ? Lorsqu’il revint en France, il était plus calme : il voyait plus clair dans sa pensée ; il savait prendre une décision.

« J’étais résolu, — déclare-t-il dans ses mémoires de 1872, que je citerai seuls désormais, — j’étais résolu à me laisser façonner par la vie, à me livrer entièrement à toutes les expériences, à combattre... toute tendance à se fixer quelque part, — jusqu’au jour où le temps aurait fait son œuvre, où l’expérience pourrait être considérée comme définitive. »

Cette expérience même devait être ingrate, souvent pénible. Très défiant de ses jugemens, — « le pour et le contre se présentaient successivement à moi si nettement, si vivement, » dit-il, — « séduit par le vague et l’idéal des idées abstraites,» inquiété par « l’isolement, l’affaiblissement, » que lui causera l’existence de Paris, perdu dans ses rêveries, auxquelles il peut se livrer impunément dans sa ville natale, il se résigna, par nécessité, après avoir passé sa licence en droit, à prendre une carrière, et c’est ainsi que sous les auspices de Guizot, il fut nommé, à la fin de décembre 1865, attaché au ministère des Affaires étrangères pour être placé, fin janvier 1866, par M. de Bonneville, à la direction du Nord. Tour à tour au bureau d’ordre et dans ce service, il collabora à l’Annuaire de 1866, où M. de Saint-Amand le fit entrer. Tout autre qu’Albert Sorel y aurait vu un avantage professionnel : mais, il n’est nullement ambitieux ; il tient, d’abord, à son indépendance ; bien plus, il enrage contre « les exigences