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catégorie ; il pourrait aussi bien y placer la sienne. Quant à l’autre, elle est pour lui représentée par Carlyle.


Bagehot, continue-t-il, a l’imagination scientifique, Carlyle l’imagination emportée. Bagehot est la personnification du sens pratique spirituel ; toutes les phases de son âme révèlent cette santé vivace qu’il a appelée lui-même « la modération animée... » La réalité chez Bagehot est exprimée par la pratique, un réel vivant, un monde de travailleurs, de parlementaires, un monde dans lequel des usines et des parlemens sont des conséquences désirables et naturelles, « des boutiques à paroles... » Bagehot ne se laisse pas émouvoir plus profondément par les débats parlementaires ; il sait qu’ils sont souvent stupides et que les paroles réfléchies, qui s’y prononcent, sont en majeure partie futiles ; mais il a la vue plus longue et ne s’en laisse pas irriter à la façon de Carlyle. Il sent que la stupidité a de la force et une certaine valeur. Comme Burke, il est plein de prudence ; il est convaincu que le ciment de la société est pétri de préjugés, que la pensée lente est un lest pour le self-government, qu’une carcasse solide est aussi utile à un navire que des voiles, et que si la coque n’est pas conservatrice et homogène, le vaisseau, en affrontant une tempête d’argumens, y risquera bien des vies et des fortunes... Pour rien au monde, il ne voudrait supprimer le préjugé et la stupidité ; il aime mieux voir la société se maintenir et s’agrandir, que de la reconstruire de fond en comble.


M. Wilson dit encore :


C’est à Burke et non pas à Bagehot que vous vous adresserez pour cher- cher des conseils sur le self-government ; mais, si vous vouliez vous rendre compte des conditions journalières et pratiques que nécessite cette œuvre, Bagehot vous serait un meilleur guide.


Pourtant, M. Wilson avoue qu’il trouve en Bagehot « une grande lacune ; » et c’est ici que le président, cessant d’être anglomane, devient véritablement américain.


Bagehot, dit-il, n’a aucune sympathie pour cette grande masse muette du peuple, tous ces êtres inconnus ; il n’a pas cette foi dans le droit et dans les capacités de cette majorité sans voix, qui est la caractéristique du vrai démocrate ; il n’a pas le courage héroïque d’accepter la compétence et l’aptitude politique du peuple tout entier ; il voit la démocratie en détail, et vue de cette façon, elle devient une question perplexe.


Ce que M. Clemenceau nous a dit de la Révolution française, M. Wilson le répète au sujet de la démocratie américaine : elle doit être prise en bloc.

Ici encore, M. Wilson se montre indulgent pour M. Bagehot, dont il aime l’humour, cette qualité qu’il possède lui-même et