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— Regardez la mine qu’il fait ! On lit sur sa face qu’il n’est pas content.

Cavalcanti qui, comme moi, observait cette petite scène, me regarda en souriant et me chuchota a l’oreille :

— Grandeur et décadence !

Vers dix heures, nous aperçûmes au loin des lumières.

— C’est Marseille ! dirent les uns.

— Ce sont les Iles d’Hyères ! dirent les autres.

En tout cas, c’était la France. Je remarquai Mme Feldmann qui, le visage tourné vers la nuit, regardait attentivement ces lumières. Je m’approchai d’elle ; elle se retourna, et je vis que ses yeux étaient rouges et luisans.

Tout le monde se coucha tard. Je dormis peu. Le lendemain, chacun fut debout très tôt, comme si cela devait nous faire arriver plus vite. Vers sept heures j’étais sur le pont. La matinée était grise et nébuleuse ; déjà on apercevait dans le lointain le cap Mele et les collines de Ligurie, toutes couvertes de maisons. L’Italie ! Quelle joie profonde, de repaître enfin ses yeux de cette vision tant désirée depuis deux longues semaines ! Comme tous nos bagages étaient déjà prêts, nous n’avions plus rien à faire et nous pouvions rester sur le pont, bavardant à loisir dans la fraîcheur du matin, oisifs et inquiets, impatiens et ennuyés, attentifs à épier si on ne distinguait pas encore à l’horizon la lanterne de San Benigno. Vers sept heures et demie, Rosetti sortit de sa cabine, déjà prêt. J’allai à sa rencontre ; pour Cavalcanti et pour moi, je le remerciai des belles et profondes idées qu’il nous avait exposées la veille. Mais il m’interrompit en riant :

— Pour qui me prends-tu ? Pour un philosophe ? Il ne manquerait plus que cela !... Tout ce que j’ai dit peut se résumer en cette petite formule très simple : — il ne faut pas vouloir tout ; ni toute la beauté, ni toute la vérité, ni tous les biens ; mais nous devons savoir nous imposer des limites, puisque nous sommes des êtres essentiellement limités. — Te semble-t-il qu’un nouveau Platon soit nécessaire pour découvrir et répandre une vérité comme celle-là, ou pour s’apercevoir que le bonheur, le souverain bien, comme disait Aristote, le grand poseur de limites, dépend de cette règle simple comme l’a b c ?

— Je crois, répondis-je, qu’un Platon et un Aristote seraient fort nécessaires. Car cette vérité qui vous paraît si simple, les