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aussi profondes et aussi intenses que celles que nous éprouvons quand nous franchissons ou quand nous renversons une limite. Et le Génie que nous adorons désormais sur les autels, dans les niches des saints ; et la Guerre, — l’art qu’entre tous l’homme s’est étudié à rendre le plus parfait ; — et la Révolution, et l’Héroïsme, qu’est-ce que tout cela, sinon des forces qui renversent ou qui reculent les Limites ? Mais cependant j’avançais dans la vie, mes cheveux blanchissaient, les ardens désirs de ma jeunesse s’apaisaient ; et, peu à peu, en vieillissant et en méditant, j’ai compris l’autre face des choses. La beauté, la vérité, la vertu ne naissent-elles pas d’une limitation ? Qu’est-ce qu’un État, sinon un système de lois ? Qu’est-ce qu’une religion, sinon un système de préceptes ? Et, dans les deux cas, qu’est-ce autre chose qu’un système de limites ? Dieu lui-même n’est-il pas la plus auguste et la plus antique des limites ? Et n’est-ce pas aussi des limites que dressent devant nous la Douleur, la Pudeur et l’Honneur ? Or, que le Génie, la Guerre, la Révolution, l’Héroïsme soient des forces qui renversent ou reculent les limites : fort bien. Mais telles sont aussi, apparemment, la Folie, le Grime et la Révolte ? Et Lyœus n’est-il pas le dieu qui affranchit des limites et des liens ! La patrie même est-elle autre chose qu’une limite, une limite idéale et en même temps une limite tangible, que représente le tracé d’une frontière ? Et l’amour, enfin. Saurais-tu me dire si l’amour est la plus tragique ou la plus frivole des passions humaines ? Tu es trop jeune pour répondre, peut-être ; mais un vieillard ne s’y trompe pas. Cela dépend des limites. Enferme l’amour dans des limites rigides et sacrées ou quasi sacrées, celle de l’honneur, celle du péché, celle du devoir ; et aussitôt il s’emplit de scrupules, s’enflamme, parfois se transfigure et devient céleste, parfois devient soupçonneux, méfiant et féroce. Que signifie le mot être amoureux, sinon vouloir goûter les voluptés de l’amour avec la seule personne aimée, et par conséquent limiter son désir ? Abolis au contraire ces limites, et que reste-t-il autre chose de l’amour, sinon un plaisir intense, il est vrai, mais de courte durée, et dont il faudra se hâter de jouir ? Et pourquoi, alors que la nature nous a octroyé cette source de volupté, la changer nous-même en une source de peines ? Le péché d’un homme ou celui d’une femme fait-il vaciller l’univers sur ses fondemens ? L’homme qui désespère aujourd’hui et qui veut mourir parce