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question de limites, mais une question très compliquée. Je suis vieux, à présent, et ce voyage est le dernier que je ferai entre les deux mondes...

Je protestai par un geste ; mais, sans tenir compte de ma protestation :

— Je suis vieux, continua-t-il, et c’est mon dernier voyage. Mais, moi aussi, j’ai été jeune. Or, depuis deux jours, alors que ce dernier voyage tire à sa fin et que déjà j’ai dit mon suprême adieu à ce nouveau monde où je suis venu chercher fortune, il y a tant d’années, je repense sans cesse au premier voyage que j’y fis en 1865. Et un vertige me prend. Mon Dieu ! comme le monde a changé depuis lors ! Et, pour qu’un tel changement s’accomplît, est-il possible qu’ait suffi le petit nombre d’années pendant lesquelles une génération devient vieille ? Parfois il m’arrive de me demander si je n’ai pas vécu la vie de deux ou trois générations. Mais non. J’ai vécu ma vie entre les deux mondes, moi aussi, sans devenir fou, du moins je l’espère : et, de voyage en voyage, j’ai vu la terre grandir, les déserts de l’Amérique se peupler, les villes naître comme par enchantement, et la folie héroïque de l’illimité envahir les âmes. Oui, elle est héroïque, cette folie de renverser et de franchir les limites. Car, dis-moi un peu : si l’homme n’avait pas osé franchir toutes les limites où les civilisations antiques le tenaient prisonnier ; s’il n’avait pas eu le courage d’enlaidir le monde pour l’agrandir, d’exposer la nature humaine au danger de cent corruptions anciennes et nouvelles pour lui infuser cette énergie tenace et cette activité infatigable ; voyagerions-nous si rapidement, si commodément et si sûrement dans ce paquebot ? Aurions-nous conquis la terre par les voies ferrées et l’air par les aéroplanes ? Serions-nous si puissans, si savans, si sûrs de nous-mêmes et de notre avenir ? Ce souffle de sentimens élevés dont je parlais tout à l’heure soufflerait-il sur la société moderne ? Moi aussi, j’ai pris part à cette grande geste de notre époque, j’ai construit des chemins de fer, j’ai défriché des terrains, j’ai formé des ingénieurs. Et que de fois, simple soldat dans l’immense armée qui aujourd’hui, pour conquérir la terre, assaille, renverse et dépasse les limites les plus anciennes et les plus respectées, j’ai, moi aussi, poussé mon cri de triomphe sur les ruines des barrières croulantes et abattues qui encombrent le monde ! Il est inutile de le nier : peu de joies sont