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de soi-même, dans la mesure de ses forces ? Mets ensemble un homme faible, orgueilleux, pédant, soupçonneux, égoïste, sensuel, et une femme belle, agréable, bonne, vertueuse, pas sotte, artiste, mais ingénue, sincère, prime-sautière, romantique, peu patiente, peu habile à dissimuler, légèrement entêtée et pointilleuse ; donne à ce couple, par surcroît de malchance, une de ces fortunes qui rendent les hommes si exigeans, si tyranniques ; et Dieu sait ce qui arrivera, aux temps où nous vivons ! Ils s’aimeront furieusement aujourd’hui, tant que durera le caprice éveillé par la beauté ; ils se détesteront demain avec une égale fureur, jusqu’à s’accuser de couardise ou d’empoisonnement. Pour un motif futile, dis-tu : pour des questions de tableaux, de meubles, de cérémonial ! Mais qui peut mesurer l’effet que l’acte, le geste, la parole la plus innocente et la plus irréfléchie peuvent produire sur un homme ou sur une femme qui ont rédigé chacun pour soi, pour sa sensibilité et pour sa vanité, une fantastique grande charte de droits inviolables ? Et, — chose plus curieuse, — pendant quelque temps, ni l’un ni l’autre ne s’apercevra de ce qui arrive ; l’un et l’autre croira qu’il est resté le même, et que c’est l’autre qui, étrangement, mystérieusement, a changé ; et tous deux se lamenteront et se tourmenteront, croyant s’aimer encore et même être victimes de leur amour ; jusqu’à ce qu’un beau jour, ou plutôt un vilain jour, se révèle un autre homme ou une autre femme. Et alors... Des catastrophes ! La lumière se fait dans les âmes, et chacun des deux époux découvre qu’il a cent mille raisons très légitimes pour planter l’autre là et pour changer de compagnie. M. Feldmann, sois-en sûr, est profondément convaincu que, s’il abandonne sa femme, la faute en est toute à elle ! Combien de ménages vont mal, aujourd’hui, pour de semblables motifs ! Et il n’y a pas moyen de savoir lequel, des deux époux, a tort, et lequel a raison. Car, aujourd’hui, qui pourrait dire quels sont dans les familles modernes les droits et les devoirs du mari et de la femme ?

— Mais alors, objectai-je, vous donnez raison au docteur. La terre n’est qu’une sentine, et il faut un balai michel-angelesque pour la nettoyer...

Rosetti réfléchit une minute, sans interrompre sa promenade ; puis, tout à coup :

— Non, non, reprit-il. Cela encore, au fond, n’est qu’une