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après nous avoir fait un petit salut, s’éloigna de sa démarche raide et soldatesque.

— Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je aux deux autres, en souriant. Le docteur vous a-t-il fait perdre à vous-même la patience, monsieur Rosetti ?

Et Alverighi me raconta que, ayant rencontré le docteur, ils s’étaient mis à causer de diverses choses, notamment de Mme Feldmann et de la morale des hautes classes en Europe et en Amérique. Le docteur n’avait pas tardé à lancer une violente invective contre l’Amérique, contre la Révolution française, contre la démocratie, contre l’émigration et contre la civilisation moderne tout entière. Alors Rosetti avait perdu patience ; et cela avait fait naître cette dispute dont j’avais entendu les dernières ripostes.

— Mais, demandai-je ensuite à Rosetti, j’espère que vous parliez un peu ironiquement ?

Sur ces entrefaites survint Vazquez, qui emmena Alverighi pour les affaires ; et je restai seul avec Rosetti qui me prit par le bras et qui commença de se promener lentement sur le pont, sans rien dire, d’un pas un peu fatigué et en s’appuyant sur moi. Enfin, au bout de quelques minutes :

— Non, non, dit-il. Je ne parlais point ironiquement. Je parlais sérieusement. Peut-être ai-je exagéré ; mais que veux-tu ? Je ne puis entendre bougonner de cette manière contre les vices, la corruption, la dépravation de notre époque.

— Et pourtant, ingénieur, repris-je, je vous avoue que je comprends l’indignation du docteur. Rappelez-vous ce que je vous ai raconté ce matin...

— Si tu pouvais ôter comme un couvercle le toit des maisons d’une ville, me répondit Rosetti, peut-être ne découvrirais-tu, dans ces maisons, que des horreurs semblables ou pires encore. Décompose notre civilisation en chacune des existences qui en sont les élémens, et, à de rares exceptions près, tu ne trouveras que vice, dépravation, envie, haine, cupidité, brutalité, vanité, égoïsme : toutes passions basses et troubles. Les hommes modernes sont des êtres grossiers, en somme. Mais, dans l’ensemble, c’est autre chose. L’esprit qui souffle je ne sais d’où sur le monde moderne, l’esprit qui l’anime au rude labeur quotidien, est noble : c’est un grand souffle où se mêlent le sentiment du devoir, la haine de l’oisiveté, un ardent