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fois, le volcan avait paru s’éteindre et même se couvrir de neige, à l’improviste ; et, la dernière fois, c’était justement pendant la crise du Great Continental. Or, chaque fois, son mari lui avait semblé très préoccupé de s’excuser en alléguant le travail et la fatigue. Elle avait cru à cette excuse, parce qu’elle était une sotte ; mais, à présent, elle commençait à se demander si la cause réelle de cette glace soudaine n’avait pas été miss Robbins plutôt que le Great Continental ; et encore si, les fois précédentes, il n’y avait pas eu quoique autre femme en jeu. D’ailleurs, le volcan s’était toujours rallumé, même après la crise du Great Continental, et surtout à Rio : car son mari n’avait jamais montré une passion plus ardente que durant le mois qui avait immédiatement précédé son départ pour New-York. Pendant ce mois, le mari était allé jusqu’à demander à sa femme des rendez-vous pendant le jour, sans avoir la patience d’attendre le soir ! Aussi, pour le convertir, comptait-elle sur sa propre beauté : elle se présenterait à lui vêtue et parée d’une certaine manière qui, elle le savait par expérience, lui plaisait beaucoup ; ils éclateraient en larmes tous les deux, et...

— Je comprends, je comprends ! m’écriai-je en riant. Mais alors ce mari est fou.

Ce que je venais de comprendre, c’était la mystérieuse signification de l’étrange sourire que j’avais vu sur les lèvres de Mme Feldmann, chaque fois qu’elle m’avait parlé de son mari et de l’amour qu’il avait pour elle. Mais, brusquement je cessai de rire, et un scrupule me glaça. Était-il possible qu’une honnête femme, à quarante-cinq ans et après vingt-deux ans de mariage, contraignit son imagination inexpérimentée à concevoir des lascivités de courtisane pour séduire son mari ? Les plus tragiques horreurs de la vie sont, hélas ! celles qui donnent envie de rire aux hommes légers et aux sots, c’est-à-dire au plus grand nombre. Et ce dont je riais, n’était-ce pas une de ces horreurs dont le monde est plein ?... Un peu plus tard, au déjeuner, lorsque je remarquai pour la première fois sur le visage de Mme Feldmann toutes ces traces de vieillesse que la douleur y avait peut-être empreintes durant les derniers jours, mais dont, en tout cas, je ne m’étais pas encore aperçu ; quand, pour la première fois, je constatai que la femme qui roulait sous son front pur de tels desseins, était sur le point de devenir une vieille femme, la pitié fut la plus forte et un remords m’étreignit