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prit avec plus de tact. Lorsqu’elle fut un peu calmée, elle se retira, en compagnie de l’amiral. Resté seul, je fis un tour sur le pont, en repensant à ce qui avait été dit, le jour précédent, sur la loyauté. Mais j’étais toujours incertain en face du dilemme : — victime ou comédienne ? — Car, si les larmes de Mme Feldmann m’avaient troublé, elles ne m’avaient pas encore convaincu.

Le lendemain, — c’était samedi, veille de l’arrivée, — lorsque je rencontrai l’amiral, je lui rapportai ce que Mme Feldmann m’avait dit le soir précédent, sans lui dissimuler que la ferme confiance qu’elle avait de ramener son mari à de meilleurs sentimens me semblait fort chimérique. Mais l’amiral ne désespérait pas ; il m’objecta que le cœur humain est plein de mystères ; il énonça quelques autres propositions de cette sorte, qui de nouveau me donnèrent à penser qu’il en savait plus qu’il n’en disait. J’insistai. Il laissa échapper quelques mots plus significatifs ; je le pressai davantage encore ; et, peu à peu, je tirai de lui tout ce qu’il savait. Avec beaucoup d’hésitation, bribes par bribes, il me raconta que Mme Feldmann, encouragée sans doute par leur vieille amitié et par l’âge d’un confident qui aurait pu être son père, lui avait fait, la veille au soir, d’étranges révélations. Elle lui avait dit qu’elle avait été élevée un peu romantiquement, « parmi les fleurs et la musique, » dans une ignorance heureuse, parce que, exempte de curiosité, elle s’imaginait l’amour d’après les mélodrames entendus au théâtre, et aussi parce que, — elle ignorait pour quelle raison, — les jeunes filles qu’elle avait pour compagnes s’étaient toujours abstenues de parler de ces choses-là en sa présence. Que de fois ses anciennes amies, lorsqu’elle les avait revues depuis son mariage, lui avaient avoué : « En ta présence, aucune de nous n’osait rien dire ! » Mais, après son mariage, elle avait bien été forcée de se convaincre que les hommes entendaient l’amour d’une façon qui n’était pas tout à fait celle des héros de mélodrame. D’abord, cette découverte l’avait un peu fait rire, un peu ennuyée, un peu inquiétée ; mais ensuite elle s’était laissé entraîner par ce torrent de passion : et, en fin de compte, elle n’en avait eu ni regret ni souffrance. Et elle devait confesser que, en admettant que ce qui fait plaisir aux hommes soit le véritable amour, elle avait été positivement adorée, du matin au soir, et plus encore du soir au matin. Elle se rappelait pourtant que, deux ou trois