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Est-ce que j’ai eu des amans ? Est-ce que je n’ai pas été fidèle, docile, soumise ? Je l’ai aimé beaucoup plus que je ne le lui ai dit, et voilà quelle sera ma récompense !... Si je disais aujourd’hui qu’un autre homme me plaît, tout le monde ne me reprocherait-il pas d’être une gourgandine ?... Non, non ! Il serait infâme qu’il y eût un tribunal pour prononcer un pareil divorce ! Cela n’est pas possible et je ne veux pas y croire !... Et moi, que ferais-je ensuite ? Où irais-je, seule, sans famille, sans foyer, suspecte et déconsidérée ? Qu’est-ce que le monde penserait de moi ?... Et puis, quand on a vécu une partie de sa vie en Amérique, comme j’ai fait, croyez-vous qu’on puisse de nouveau se restreindre à vivre en Europe ! L’Europe est un monde trop fermé, trop petit, trop plein de misères... Non ! cette immense fortune, nous l’avons faite ensemble ; ma fortune personnelle n’est rien en comparaison ; et une partie de ces richesses est à moi. Mon mari n’a pas le droit de me la voler pour la donner à une femme de chambre !... Je me suis fait une place dans la société, en Europe et en Amérique, et je ne veux pas la perdre parce que mon mari a des caprices. Savez-vous qu’avec lui, dans quelques années, je pourrais devenir la femme d’un ministre ou d’un ambassadeur ? Il parait qu’on le nommera, si, aux prochaines élections... Pourvu que j’arrive à temps ! Mon Dieu, mon Dieu !... Pourquoi l’Amérique est-elle si loin ?...

Elle éclata en sanglots, sans faire attention aux passagers qui circulaient sur le pont et qui s’arrêtaient pour la regarder. Je me tus, une minute, fort troublé. Je me disais en moi-même : « Les richesses de l’Amérique et les splendeurs de la vie mondaine, cette femme les a méprisées tant qu’elle était sûre de les posséder ; mais, maintenant qu’elle craint de les perdre... Il est donc vrai que les biens de la terre paraissent insipides quand on les a, mais que pourtant il est impossible de s’en passer ? » Un peu attristé par ces réflexions, je tentai de l’encourager d’une autre manière. Je lui fis observer que, si son mari était venu à mourir, elle se serait aussi trouvée seule et sans famille dans le monde.

— Mais mon mari n’est pas mort ! s’écria-t-elle parmi les larmes et les sanglots... S’il était mort, je me consolerais plus facilement !

De nouveau ce cri me ferma la bouche. Sur ces entrefaites, l’amiral accourut et se joignit à moi pour l’apaiser ; mais il s’y