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air un peu mortifié et non sans quelque hésitation, ce qu’elle se proposait de faire.

— Dès que j’aurai débarqué à Gênes, me dit-elle, je prendrai le rapide pour Paris, je gagnerai Cherbourg ou le Havre, et je me rembarquerai sur le premier paquebot en partance pour New-York. Quand mon mari me reverra, il reviendra à de meilleurs sentimens, j’en suis certaine...

Et elle conclut avec assurance, en soulignant cette phrase avec le même sourire énigmatique que j’avais remarqué sur son visage chaque fois qu’elle l’avait déjà prononcée :

— Mon mari m’aime... Vous en doutez ? ajouta-t-elle.

J’en doutais si fort, en effet, qu’elle avait pu lire le doute dans mes yeux. Mais, au lieu de répondre à sa question, je lui demandai à mon tour pourquoi son mari, s’il l’aimait, voulait divorcer.

— Il a été obligé, reprit-elle, de retourner à New-York pour affaires ; ce n’est pas lui qui a voulu partir. Mais, à New-York, miss Robbins l’a ressaisi dans ses filets. Je comprends mainte- nant pourquoi nous avons fait ce long voyage dans l’Amérique du Sud. Le scandale du Great Continental n’a été qu’un prétexte. Il voulait fuir miss Robbins. Oui, oui, j’en suis certaine. Et c’est aussi l’avis de Lisetta.

Je me tus, intimidé par l’autorité de Lisetta, et aussi parce qu’il me répugnait, soit d’enlever à Mme Feldmann ses illusions, soit de lui en donner de nouvelles. Elle devina encore ce que signifiait mon silence et me demanda, un peu anxieuse :

— Vous n’êtes pas de cet avis ?

Mais déjà je sentais naître en moi-même un commencement de pitié. Je voulus dissimuler mes doutes ; j’essayai de la réconforter ; mais j’eus la maladresse de lui redire qu’elle avait de la culture, de l’esprit, des amitiés, de la fortune...

— Vous aussi, vous aussi ! s’écria-t-elle en m’interrompant d’une voix âpre, toute frémissante. De la fortune, de la fortune ! Tu as des millions : que te faut-il de plus ? Si mon mari me trompe, m’abandonne, me jette au milieu de la rue lorsque le caprice lui en vient, je n’ai pas le droit de me plaindre : j’ai des millions, je pourrai toujours habiter un hôtel luxueux, avoir automobile, porter des perles comme celles-ci. Car celles-ci sont de vraies perles ; les seules vraies perles que j’aie portées pendant ce voyage... N’ai-je pas tenu, moi, tous mes engagemens ?